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Voyage Indiscret

 (Katherine Mansfield, An Indiscreet Journey, mai 1915)
Traduit par ANNE MOUNIC

Keywords
Translation, Katherine Mansfield

 

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                        Elle ressemble à Sainte Anne. Oui, la concierge est à l’image de Sainte Anne, avec ce fichu noir qui lui couvre la tête, les mèches de cheveux gris qui dépassent et, dans sa main, la minuscule lampe qui fume. Vraiment très belle, pensai-je en souriant à la sainte, qui dit sévèrement : « Six heures. Vous avez tout juste le temps. Il y a un bol de lait sur le bureau. » D’un bond, j’avais quitté mon pyjama et plongé dans une cuvette d’eau froide comme toute dame anglaise dans n’importe quel roman français. La concierge, convaincue que j’étais en partance pour des cellules de prison et la mort par baïonnette, ouvrit les persiennes, faisant entrer la froide lumière claire. Un petit vapeur siffla sur le fleuve ; une charrette à deux chevaux au galop passa à toute allure. Les rapides tourbillons d’eau ; les grands arbres noirs de l’autre côté, assemblés comme des noirs en conversation. Sinistre, vraiment, songeai-je en  boutonnant mon antique Burberry. (Ce Burberry avait une grande importance. Il ne m’appartenait pas. Je l’avais emprunté à une amie. Mon œil s’était posé sur lui dans son petit vestibule sombre. Ce qu’il me fallait ! Le parfait déguisement approprié ‒ un vieux Burberry. En Burberry, on a fait face aux lions. Enveloppé dans ce vêtement et dans nul autre, on a porté secours à des dames sur des bateaux non pontés aux prises avec des mers démontées. Il me semble qu’un vieux Burberry est le signe et la marque d’un voyageur vénérable et incontesté, décidai-je, abandonnant en échange mon peg-top[1] violet au vrai col de phoque sans oublier les manchettes.)

            – Jamais vous n’arriverez là-bas, dit la concierge en me regardant relever le col. Jamais ! Jamais !

            Je dégringolai l’escalier qui résonnait d’une étrange façon, tel un piano effleuré par une bonne ensommeillée, et débouchai sur le quai.

– Pourquoi courir, ma mignonne[2] ? dit un charmant petit garçon aux chaussettes de couleur qui dansait devant les boutons de lotus électriques surmontant de leurs courbes l’entrée du métro. 

            Hélas ! je n’avais même pas le temps de lui envoyer un baiser. Lorsque je parvins à la grande gare, je n’avais plus que quatre minutes devant moi et l’accès au quai était encombré d’une foule de soldats, papiers jaunes dans une main et gros ballots difformes. Debout d’un côté, le Commissaire de Police ; de l’autre, un officier Sans Nom. Me laissera-t-il passer ? Oui ou non ? C’était un vieil homme à l’épais visage tuméfié, couvert de grosses verrues. Accroupies sur son nez, des lunettes à monture d’écaille. En tremblant, je fis un effort. Je convoquai le plus doux de mes sourires du petit matin et l’offris avec les papiers, mais cette créature délicate alla voleter contre les lunettes d’écaille et tomba. Néanmoins, il me laissa passer et je courus, me faufilant entre les soldats pour aller escalader les hautes marches du wagon peint en jaune.

– Est-ce qu’il est direct pour X. ? demandai-je au contrôleur qui perça mon ticket avec des forceps avant de me le rendre.

– Non, Mademoiselle, il faut changer à X.Y.Z.

– Où ça… ?

– X.Y.Z.

            De nouveau, je n’avais pas entendu.

– A quelle heure y arriverons-nous, s’il vous plaît ?

– A une heure.

            Mais ce renseignement ne me valait rien. Je n’avais pas de montre. Oh, bon,… tout à l’heure.

            Ah ! le train avait démarré. Il était de mon côté. Allègrement, il quitta la gare et bientôt nous longions les potagers, les grandes maisons aveugles, à louer, les domestiques qui battaient les tapis. Déjà levé et se promenant dans les champs, rose sur les cours d’eau et les étangs cernés de rouge, le soleil se posa sur le train allant à la bonne cadence, caressa mon manchon et me dit d’ôter ce Burberry. Je n’étais pas seule dans le wagon. Une vieille femme me faisait face, sa jupe retournée sur ses genoux, un bonnet de dentelle noire sur la tête. Dans ses mains épaisses, ornées d’une alliance et de deux bagues de deuil, elle tenait une lettre. Très lentement, elle s’imprégnait d’une phrase, puis levait les yeux, regardait par la fenêtre, ses lèvres tremblant un peu, et ensuite d’une autre phrase. De nouveau, le visage se tournait vers la lumière, la goûtant… Deux soldats se penchaient par ma fenêtre, leurs têtes se touchant presque ; l’un d’eux sifflait, la capote de l’autre fermée de quelques épingles à nourrice rouillées. Et maintenant, on voyait des soldats partout, au travail sur la ligne de chemin de fer, adossés à des camions ou debout, mains sur les hanches, les yeux fixés sur le train comme s’ils s’attendaient à trouver un appareil photographique derrière chaque fenêtre. Et maintenant, nous longions de grands hangars de bois, pareils à des bals improvisés ou à des pavillons balnéaires. Sur chacun flottait un drapeau. Des hommes de la Croix Rouge entraient et sortaient ; les blessés, assis contre les murs prenaient le soleil. Sur tous les ponts, à tous les carrefours, dans toutes les gares, un petit soldat, tout entier bottes et baïonnette. Il avait l’air triste et perdu, tel un petit dessin comique attendant la blague à écrire au-dessous. Existe-t-il vraiment une telle chose que la guerre ? Toutes ces voix rieuses y vont-elles réellement ? Ces bois sombres si mystérieusement éclairés par les troncs blancs du bouleau ou du frêne ‒ ces champs détrempés que survolent les grands oiseaux ‒ ces rivières vert et bleu dans la lumière ‒ a-t-on livré des batailles dans de tels lieux ?

            Quels beaux cimetières nous longeons ! Au soleil, ils étincellent de gaieté. Ils semblent pleins de bleuets, de coquelicots et de marguerites. Comment peut-il y avoir tant de fleurs à cette période de l’année ? Mais il ne s’agit pas du tout de fleurs. Ce sont des bouquets de rubans attachés aux tombes des soldats.

            Je levai les yeux et croisai le regard de la vieille femme. Elle sourit et plia la lettre.

– C’est une lettre de mon fils… la première que nous ayons reçue depuis octobre. Je l’apporte à ma bru.

– … ?

– Oui, très bien, dit la vieille femme, secouant sa jupe et passant son bras dans l’anse du panier. Il veut que je lui envoie des mouchoirs et une pelote de solide ficelle.

            Quel est le nom de la gare où je dois changer ? Peut-être ne le saurai-je jamais. Je me levai et m’appuyai sur la barre de la fenêtre, les pieds croisés. Une joue me brûlait comme lorsqu’enfant, on me menait au bord de la mer. Quand la guerre sera finie, j’aurai une péniche et suivrai le courant de ces rivières, un chat blanc et un pot de réséda pour me tenir compagnie.

            Au pied du coteau défilaient les troupes en un clignement rouge et bleu dans la lumière. Au loin, mais on les voyait distinctement, quelques autres filaient à bicyclette. Mais vraiment, ma France adorée, cet uniforme est ridicule. Tes soldats s’impriment sur ta poitrine comme de vives décalcomanies irrévérencieuses.

            Le train ralentit, s’arrêta… Tout le monde descendait, sauf moi. J’aperçus un grand gars à l’air très aimable, ses sabots liés dans son dos avec un morceau de ficelle, l’intérieur de son quart à vin de métal teinté d’un joli rose invraisemblable. Est-ici que l’on change pour X., peut-être ? Un autre, dont le képi était sorti d’un pétard de papier mouillé, d’un seul geste énergique descendit ma valise. Que les soldats sont adorables ! 

– Merci bien, Monsieur, vous êtes tout à fait aimable…

– Pas par ici, dit une baïonnette.

– Ni par là, dit une autre.

            C’est ainsi que je suivis la foule.

– Votre passeport, Mademoiselle.

            « Nous, Monsieur Edward Grey… »[3] Je traversai la place boueuse et entrai au buffet.

            Une salle verte, un poêle saillant et des tables de chaque côté. Sur le comptoir, splendide avec ses bouteilles colorées, s’appuie une femme, les seins dans ses bras croisés. Par une porte ouverte, je vois une cuisine et le cuisinier en tenue blanche qui casse des œufs dans un bol et jette les coquilles dans un coin. Les capotes bleu et rouge des hommes qui mangent pendent aux murs. Leurs poignards et leurs ceintures s’entassent sur des chaises. Mon Dieu ! quel bruit ! L’air ensoleillé en paraît tout brisé et tremblant. Un petit garçon, très pâle, passant d’une table à l’autre pour prendre les commandes, me servit un verre de café violet. Chhh…, faisaient les œufs dans la poêle. La femme surgit de derrière le comptoir et se mit à aider le garçon. Toute de suite, tout’ suite ! lançait-elle d’une voix fluette aux grosses voix impatientes. On entendit un cliquetis d’assiettes et le cloc de bouchons que l’on tire.

            Soudain, sur le seuil, je vis quelqu’un qui portait un seau de poissons ‒ des poissons tachetés de brun, comme ceux que l’on voit sous verre en train de traverser à la nage des forêts de belles algues serrées. C’était un vieil homme vêtu d’une veste déchirée. Debout, il attendait, humblement, que quelqu’un fasse attention à lui. Sa fine barbe descendant jusqu’à sa poitrine, de ses yeux baissés, surmontés de sourcils broussailleux, il regardait le seau qu’il portait. Il ressemblait à une figure échappée de quelque image sainte, paraissant implorer le pardon des soldats pour sa simple présence…

            Mais qu’aurais-je pu faire ? Impossible d’arriver à X. avec deux poissons accrochés à une paille ; et je suis sûre qu’il est interdit, en France, de jeter du poisson par les fenêtres d’un wagon de chemin de fer, pensai-je, en grimpant, malheureuse, dans un train plus petit et plus miteux. Peut-être aurais-je pu les apporter à ‒ ah, mon Dieu ‒ j’avais de nouveau oublié le nom de mon oncle et de ma tante ! Buffard, Buffon ‒ quoi donc ? Je lus de nouveau l’étrange lettre rédigée dans une écriture familière.

« Ma chère nièce,

maintenant que le temps est plus calme, votre oncle et moi serions ravis si vous nous rendiez une petite visite. Télégraphiez-moi quand vous venez. Je vous attendrai devant la gare si je peux me libérer. Autrement, notre bonne amie, Madame Grinçon, qui vit dans la maison de pontonage, près du pont, juste en face de le gare, vous conduira chez nous. Je vous embrasse bien tendrement.

Julie Boiffard »

            Une carte de visite était jointe : M. Paul Boiffard.

            Boiffard ‒ bien sûr, tel était le nom.  Ma tante Julie et mon oncle Paul ‒ ils se trouvaient soudain avec moi, plus réels, plus substantiels que n’importe quels parents jamais connus. Je voyais tante Julie et sa moue revêche, la soupière dans les mains, et l’oncle Paul assis à table, une serviette rouge et blanche nouée autour du cou. Boiffard, Boiffard, il me faut retenir ce nom. A supposer que le Commissaire Militaire me demande qui sont les parents chez qui je me rends et que je me trompe de nom ‒ oh, ce serait fatal ! Buffard…, non, Boiffard. Et alors, pour la première fois, en repliant la lettre de tante Julie, je vis, griffonné dans un coin de la page vide au verso : Venez vite, vite. Etrange femme impulsive ! Mon cœur se mit à battre…

– Ah nous sommes bientôt arrivées, dit la dame en face de moi. Vous allez à X., Mademoiselle ?

– Oui, Madame.

– Moi aussi… Vous y êtes déjà allée ?

– Non, Madame. C’est la première fois.

– Vraiment, c’est un drôle de moment pour une visite.

            Je souris faiblement, essayant de détourner les yeux de son chapeau. C’était une petite femme plutôt ordinaire, mais elle portait une toque de velours noir surmontée, au beau milieu, d’une mouette à la mine incroyablement surprise. J’avais peine à supporter ses yeux ronds, qui me fixaient d’un air interrogateur. J’éprouvai la terrible impulsion de la chasser d’un geste, ou de me pencher vers la dame pour l’informer de la présence de l’oiseau…

– Excusez-moi, Madame, mais peut-être n’avez-vous pas remarqué qu’il y a une espèce de mouette couché sur votre chapeau.

            L’effet pouvait-il être voulu ? Il ne faut pas que je rie… il ne faut pas rire. S’était-elle jamais regardée dans la glace, cet oiseau sur la tête ?

– Il est très difficile de se rendre à X. pour le moment, d’aller plus loin que la gare, dit-elle, secouant la tête, la mouette me disant non. C’est toute une affaire. On doit signer de son nom et donner ses raisons.

– Vraiment, à ce point-là ?

– Mais bien sûr. Vous voyez, toute la ville est aux mains de l’armée, et… (elle haussa les épaules), il faut qu’ils soient stricts. Nombre de gens restent coincés à la gare. Ils arrivent. On les met dans une salle d’attente et ils y restent.

            Est-ce vrai que je détectai dans sa voix une étrange délectation insultante ?

– Je suppose que cette rigueur est absolument nécessaire, dis-je froidement, caressant mon manchon.

– Nécessaire, s’écria-t-elle. Plutôt. Vraiment, Mademoiselle, vous imaginez-vous ce qu’il en serait autrement ! Vous savez comment sont les femmes quand il s’agit des soldats (elle leva une main définitive) ‒ folles, complètement folles ! Mais (et elle émit un petit rire de triomphe), il leur est impossible de se rendre à X. Mon Dieu, non ! Il n’en est pas question.

– Je suppose qu’elles n’essaient même pas, remarquai-je.

– Pas vous ? dit la mouette.

            Madame se tut pendant un moment.

– Bien évidemment, les autorités punissent sévèrement les hommes. On les envoie en prison sur-le-champ et puis, sans un mot, au peloton d’exécution.

– Qu’allez-vous faire à X., vous ? demanda la mouette. Que diable venez-vous faire ici, vous ?

– Comptez-vous demeurer longtemps à X., Mademoiselle ?

            Elle avait gagné, gagné. J’étais terrifiée. Je vis le nom fatal passer à toute allure, sur un réverbère. Je pouvais à peine respirer ; le train s’était arrêté. Je souris gaiement à Madame et descendis du train d’un pas léger…

            Je me trouvai dans une petite pièce surchauffée, complètement meublée, deux colonels assis derrière deux tables. Gros, ils portaient des moustaches grises, un peu de rouge foncé sur les joues. Ils avaient l’air superbe et tout-puissant. L’un fumait ce que les dames adorent appeler une grosse cigarette égyptienne, à la cendre longue, couleur crème ; l’autre jouait avec un stylo doré. Leur tête roulait sur leur col serré comme un gros fruit trop mûr. J’éprouvai le terrible sentiment, en tendant mon passeport et mon ticket, qu’un soldat allait s’avancer et me demander de me mettre à genoux. Je me serais agenouillée sans poser de question.

– Qu’est-ce que ceci ? s’exclama Dieu Ier d’un ton grincheux.

            Il n’aimait pas du tout mon passeport. Sa simple vue avait l’air de le mécontenter. Il lui opposa une main hostile, de l’air de dire : « Non, je ne peux manger ça ».

– Mais ça ne va pas. Cela ne fait pas du tout l’affaire, vous savez. Voyez, lisez par vous-même.

            Et il jeta un coup d’œil d’extrême dégoût à ma photo, puis me regarda, derrière les gros carreaux de ses lunettes, avec un dégoût encore plus grand.

– Bien sûr, la photo est déplorable, dis-je, la terreur comprimant ma respiration, mais  elle a beaucoup servi.

            Il souleva sa grosse carcasse et alla voir Dieu 2nd.

– Courage, dis-je à mon manchon, en le tenant fermement. Courage !

            Dieu 2nd pointa vers moi le doigt et je produisis la lettre de Tante Julie ainsi que sa carte, mais il ne parut pas y porter le moindre intérêt. Il tamponna mon passeport nonchalamment, griffonna un mot sur mon ticket, et je me trouvai de nouveau sur le quai.

– Par là ‒ par là la sortie.

            Terriblement pâle, un faible sourire sur les lèvres, le petit caporal me saluait de la main. Je ne fis aucun signe ; je suis sûre que je ne fis aucun signe. Il passa derrière moi.

– Et puis suivez-moi comme si vous ne me voyiez pas, l’entendis-je mi-chuchoter, mi chanter.

            Il se dirigea très rapidement, dans la boue glissante, vers un pont. Il portait sur son dos une sacoche de postier, à la main un colis emballé dans du papier et le Matin. Nous avions l’air de traverser, en les évitant, un dédale de gendarmes, tellement que je ne parvenais pas à suivre le petit caporal, qui se mit à siffler. Devant la maison de pontonage, « notre bonne amie, Madame Grinçon », les mains enveloppées dans un châle, nous regardait venir. Contre le bâtiment reposait un tout petit fiacre défraîchi. Montez vite, vite ! dit le petit caporal, jetant par terre ma valise, la sacoche de postier, le colis et le Matin.

– A-ie ! A-ie ! Pas de folie ! Ne conduisez pas vous-même. On va vous voir, gémit « notre bonne amie, Madame Grinçon ».

– Ah, je m’en f…, dit le petit caporal.

            Le cocher, brusquement, se mit à agir. Il donna un coup de fouet au maigre cheval et nous voici partis à toute allure, les deux portes, qui formaient les deux côtés du fiacre, battant et claquant.

– Bon jour, mon amie.

– Bon jour, mon ami.

            Et puis, nous plongeâmes, nous agrippant aux portes qui claquaient et refusaient de se fermer. Idiotes de portes.

– Adossez-vous, laissez-moi faire ! criai-je. Les gendarmes poussent ici partout aussi serrés que les violettes.

            A la caserne, le cheval se cabra et fit halte. Une foule de visages rieurs macula la fenêtre.

– Prends ça, mon vieux, dit le petit caporal en tendant le colis.

– Ça va, cria quelqu’un.

            En route de nouveau, nous fîmes au revoir. Nous longeâmes une rivière, prîmes une étrange rue blanche, bordée de petites maisons des deux côtés, gaie sous le soleil de fin de journée.

– Saute du fiacre dès qu’il s’arrête de nouveau. La porte sera ouverte. Entre directement en courant. Je suivrai. L’homme est déjà payé. Je sais que vous aimerez la maison. Elle est plutôt blanche. Et la chambre est blanche également. Quant aux gens, ils sont…

– Blancs comme neige.

            Nous nous regardâmes. Nous nous mîmes à rire.

– C’est le moment, dit le petit caporal.

            D’un bond j’étais dehors et puis sur le seuil. Se tenait là, je suppose, ma tante Julie. Là-bas derrière s’agitait, vraisemblablement, mon oncle Paul.

– Bon jour, Madame ! Bon jour, Monsieur !

– Ça va, il n’y a plus rien à craindre, dit ma tante Julie.

            Mon Dieu, comme je l’aimai ! Elle ouvrit ensuite la porte de la chambre blanche et la referma sur nous. Nous posâmes la valise, la sacoche de postier, le Matin. Je lançai en l’air mon passeport, que le petit caporal attrapa.

II

            C’est extraordinaire. Nous y étions allés déjeuner et dîner chaque jour, mais maintenant, seule au crépuscule, je ne le trouvais pas. J’allai jusqu’au fin fond du village, pataugeant avec mes sabots empruntés, cloc cloc, dans la boue grasse, et ne vis rien. Je ne me rappelais même pas à quoi il ressemblait, ou s’il était écrit un nom sur la devanture, ou si l’on apercevait par la fenêtre des bouteilles et des tables. Déjà, les maisons du village se scellaient pour la nuit derrière d’épais volets de bois. Etranges et mystérieuses paraissaient-elles dans la lumière qui fuyait en s’effilochant et la fine pluie ; on aurait dit une troupe de mendiants juchée sur le coteau, la poitrine regorgeant somptueusement d’un or mal acquis. On ne voyait personne d’autre que les soldats. Quelques blessés, sous un réverbère, caressaient un chien galeux, qui tremblait. En haut de la rue surgirent en chantant quatre fortes carrures : « Dodo, mon homme, fais vit’ dodo… », puis, dans leur élan descendant la colline, gagnèrent leur abri derrière la gare. On aurait dit qu’ils emportaient avec eux le dernier souffle du jour. Je me mis à revenir lentement sur mes pas.

– Ce devait être l’une de ces maisons. Je me souviens qu’elle se dressait dans un renfoncement, sans perron ni auvent ; on avait l’impression d’entrer directement par la fenêtre.

            Et tout à coup, quasiment, le garçon sortit justement de cette sorte d’endroit. Il m’aperçut et me sourit avec joie avant de se mettre à siffler entre ses dents.

– Bon soir, mon petit.

– Bon soir, Madame.

            Puis il me conduisit, dans le café, jusqu’à notre table spéciale, tout au fond près de la fenêtre ; elle se distinguait par un bouquet de violettes que j’y avais laissé hier dans un verre.

– Vous êtes deux ? demanda-t-il, donnant sur la table un petit coup de chiffon rouge et blanc.

            Ses longues enjambées chaloupées résonnaient sur le sol nu. Il disparut dans la cuisine et revint pour allumer la lampe suspendue au plafond sous un large abat-jour, pareil au chapeau d’un faneur. Une chaude lumière éclaira ce lieu désert, grange à l’origine, où l’on avait disposé des tables et des chaises en mauvais état. Au milieu de la pièce saillait un poêle noir. Sur un côté, il y avait une table couverte d’une rangée de bouteilles, derrière laquelle s’asseyait Madame pour recevoir l’argent et consigner les sommes dans un livre rouge. Face à son bureau, une porte menait à la cuisine. Les murs étaient tapissés d’un papier crème aux motifs d’arbres verts et boursouflés ‒ des centaines et des centaines d’arbres dressaient vers le plafond leur tête en forme de champignon. Je commençai à me demander qui avait choisi le papier et pourquoi. Madame pensait-elle qu’il était beau, ou qu’il était charmant et gai de dîner en toute saison au milieu d’une forêt…. De part et d’autre de la pendule, était accroché un tableau ; l’une, un jeune homme de bonne famille, en collants noirs, faisant la cour à une dame vêtue de jaune en forme de poire, penché sur le dossier d’un banc de jardin, Premier Rencontre ; le second, noir et jaune amoureusement confondus, Triomphe d’Amour.

            Le tic tac de la pendule prit un rythme apaisant, C’est ça, c’est ça. Dans la cuisine, le garçon lavait la vaisselle. J’entendis le heurt spectral des plats.

            Et les années passèrent. Peut-être la guerre a-t-elle pris fin depuis longtemps ‒ dehors, pas de village du tout ‒ les rues sous l’herbe sont silencieuses. J’ai l’idée qu’il s’agit du genre de chose qu’on fait le tout dernier jour ‒ s’asseoir dans un café désert à écouter le tic tac de l’horloge jusqu’au moment où ‒

            Madame apparut à la porte de la cuisine, me fit un signe de tête et s’assit derrière la table, ses mains potelées jointes sur le livre rouge. Ping, fit la porte. Une poignée de soldats entrèrent, ôtèrent leur capote et se mirent à jouer aux cartes en taquinant le joli garçon et se moquant de lui ; il redressa sa petite tête ronde, passa la main sur ses yeux afin de soulever son épaisse frange, qui les couvrait, et les nargua en retour de sa voix cassée. Quelquefois, elle tonnait dans sa gorge, profonde et dure ; puis, au milieu d’une phrase, elle se brisait, s’éparpillant en une drôle de façon de parler. On aurait dit qu’il aimait cela. Vous n’auriez guère été surpris s’il était entré dans la cuisine sur les mains pour en rapporter votre dîner en faisant tourner un soleil.

            Ping, fit de nouveau la porte. Il entra encore deux hommes, qui s’assirent à la table la plus proche de Madame ; elle se pencha vers eux d’un mouvement évoquant l’oiseau, la tête tout d’un seul côté. Oh, ils se plaignaient. Le lieutenant était fou, toujours à fouiner, à se jeter sur eux, et ils n’avaient fait que coudre des boutons. Oui, c’était tout, coudre des boutons, et voici que s’approche cette jeune étincelle. « Eh bien, qu’est-ce que vous fabriquez ? » Ils imitèrent cette voix idiote. Madame baissa le menton, hochant la tête de sympathie. Le garçon leur donna des verres. Il prit une bouteille d’un produit de couleur orange et la plaça au bord de la table. Sur un cri des joueurs de cartes, il se tourna brusquement et patatras ! se renversa la bouteille, le liquide s’écoulant sur la table, le sol ‒ crac ! le verre s’émiettant en un tintement. Silence de stupéfaction, traversé du ploc ploc du vin gouttant de la table sur le plancher. Cela faisait un drôle d’effet de le voir couler si lentement, comme si la table pleurait. Puis, les joueurs de cartes se mirent à pousser de grands cris. « Tu vas écoper, mon gars ! Bravo ! Tu as réussi !… Sept, huit, neuf. » Ils se remirent à jouer. Le garçon ne pipa mot. Il restait là, la tête baissée, les mains ouvertes. Puis, il se mit à genoux et rassembla le verre, morceau par morceau, épongeant le vin avec un chiffon. Ce ne fut qu’au moment où Madame s’écria allègrement : « Gare à toi lorsque lui s’en apercevra ! », qu’il releva la tête.

– Il ne peut rien dire si je paie la bouteille, marmonna-t-il, son visage se crispant, et, décidé, il disparut dans la cuisine avec le chiffon trempé.

– Il pleure de colère, dit Madame, ravie, se tapotant les cheveux de ses mains potelées.

            Le café s’emplit lentement, se réchauffant beaucoup. Une fumée bleue s’éleva des tables, se suspendant autour du chapeau de faneur en couronnes de brume. On respirait une odeur suffocante de soupe à l’oignon, de bottes et de linge humide. Dans le vacarme, la porte se fit encore entendre. Elle s’ouvrit pour laisser entrer un type plutôt chétif qui demeura là, le dos contre l’huis, se protégeant les yeux d’une main.

– Salut ! On t’a enlevé le pansement ?

– Comment te sens-tu, mon vieux ?

– Fais voir.

            Mais il ne répondit pas. Haussant les épaules, il s’approcha, mal assuré, d’une table, s’assit et s’appuya au mur. Il abaissa doucement la main. Sur son visage blême, ses yeux, roses comme ceux d’un lapin, ressortaient. Ils débordaient et coulaient, encore et encore. Il tira de sa poche un tissu blanc et les essuya.

– C’est la fumée, dit quelqu’un. C’est la fumée qui te les chatouille.

            Ses camarades l’observèrent un peu, regardèrent ses yeux se remplir, puis déborder de nouveau. Le liquide lui ruisselait sur le visage, dégouttant de son menton sur la table. Il frotta l’endroit avec la manche de sa capote. Puis, comme étourdiment, continua de frotter, de frotter, la main en travers de la table, les yeux fixes devant lui. Ensuite, il se mit à secouer la tête au rythme de sa main. Il poussa un étrange grognement sonore et sortit de nouveau le tissu.

– Huit, neuf, dix, annoncèrent les joueurs de cartes.

– P’tit, encore du pain.

– Deux cafés.

– Un Picon !

            Le garçon, plutôt remis de sa contrariété, mais les joues écarlates, courait de ci de là. Une terrible querelle éclata entre les joueurs de cartes, fit rage pendant deux minutes, puis mourut dans un rire grêle. « Ouh ! » gémit l’homme aux yeux rouges, balançant la tête et épongeant. Mais personne ne lui prêtait attention, sauf Madame. Elle adressa une petite moue à ses deux soldats.

– Mais vous savez, c’est un peu dégoûtant, ça, dit-elle sévèrement.

– Ah oui, Madame, répondirent-ils, en regardant sa tête inclinée et ses jolies mains, alors qu’elle remettait en place, pour la centième fois, un jabot de dentelle sur sa poitrine qui se soulevait.

– V’là, Monsieur ! m’annonça le garçon en croassant par-dessus son épaule.

            Pour une raison idiote, je fis semblant de ne pas entendre et me penchai sur la table pour humer les violettes jusqu’à ce que le petit caporal referme sa main sur la mienne.

– Prendrons-nous un peu de charcuterie pour commencer ? demanda-t-il tendrement.

III

– En Angleterre, dit le soldat aux yeux bleus, vous buvez du whisky pendant les repas. N’est-ce pas, Mademoiselle ? Un petit verre, sans eau, avant de manger. Du whisky et soda avec vos bifteks, et puis, encore un, avec de l’eau chaude et du citron.

– C’est vrai, ça ? demanda son grand ami, assis en face de lui, un gaillard au visage rougeaud, à la barbe noire, aux grands yeux humides et aux cheveux qui avaient l’air d’avoir été coupés avec une machine à coudre.

– Eh bien, pas tout à fait, dis-je.

– Si, si, s’écria le soldat aux yeux bleus. Je suis bien placé pour le savoir. Je suis dans les affaires. Les voyageurs anglais viennent chez moi et c’est toujours la même chose.

– Bah, je ne supporte pas le whisky, dit le petit caporal. C’est trop écœurant le lendemain. Vous rappelez-vous, ma fille, le whisky dans ce petit bar, à Montmartre ?

– Souvenir tendre, soupira Barbe Noire en posant deux doigts sur le plastron de sa capote et laissant retomber sa tête. Il était tout à fait ivre.

– Mais je connais une chose que vous n’avez jamais goûtée, dit le soldat aux yeux bleus en me montrant du doigt. Quelque chose de très bon.

            Il fit claquer sa langue.

– E-patant ! Et ce qui est curieux, c’est qu’on le distingue à peine du whisky, sauf que c’est… (de la main, il chercha le mot) plus subtil, plus doux peut-être, moins âpre, et, le lendemain matin, il vous rend gai comme un pinson.

– Comment cela s’appelle-t-il ?

– De la mirabelle !

            Il roula le mot dans sa bouche, sous la langue.

– C’est ça !

– J’ai envie d’un autre champignon, dit Barbe Noire. J’en voudrais vraiment un autre. Je suis sûr que je pourrais en manger un autre si Mademoiselle me le donnait de sa main.

– Vous devriez y goûter, dit le soldat aux yeux bleus, appuyant ses deux mains sur la table et parlant si sérieusement que je commençai à me demander s’il était beaucoup plus sobre que Barbe Noire. Vous devriez essayer, et ce soir. Je voudrais que vous me disiez si vous ne pensez pas que ça ressemble au whisky.

– Peut-être en ont-ils ici, dit le petit caporal, appelant le garçon. P’tit !

– Non, Monsieur, dit le jeune homme, sans cesser de sourire.

            Il nous donna des assiettes à dessert où étaient peints des perroquets bleus et des scarabées.

– Comment appelez-vous cela en anglais ? dit Barbe Noire en désignant le motif.

– Parrot, lui dis-je.

– Ah, mon Dieu !… Pair-rot.

            Il entoura l’assiette de ses bras.

– Je t’aime, ma petite pair-rotTu es douce, tu es blonde, tu es anglaise. Tu ne connais pas la différence entre le whisky et la mirabelle.

            Le petit caporal et moi échangeâmes un regard, en riant. Il plissait les yeux quand il riait, de sorte qu’on ne voyait rien d’autre que les longs cils courbes.

– Eh bien, je connais un endroit où ils en ont. J’en suis sûr, dit le soldat aux yeux bleus. Café des Amis. Nous allons y aller. Je paierai. Je vais payer pour nous tous.

            D’un geste, il embrassa une somme considérable.

            Mais, dans un ronronnement sonore, l’horloge sur le mur sonna huit heures et demie et les cafés sont interdits à tout soldat après huit heures du soir.

– Elle avance, dit le soldat aux yeux bleus.

            La montre du petit caporal donnait la même heure, ainsi que l’immense navet que produisit Barbe Noire pour le déposer délicatement sur la tête de l’un des scarabées.

– Ah, eh bien, nous prendrons le risque, dit le soldat aux yeux bleus, en enfonçant les bras dans son immense capote de carton. 

– Ça vaut la peine, ajouta-t-il. Ça vaut la peine. Vous allez voir.

            Dehors brillaient les étoiles entre de légers nuages et la lune flottait, pareille à la flamme d’une bougie, sur une flèche pointue. Les ombres des sombres arbres en forme de plumes s’agitaient sur les maisons blanches. Personne. Aucun bruit, si ce n’est le tchou tchou d’un train au loin, pareil à une grosse bête remuant les pieds dans son sommeil.

– Vous avez froid, murmura le petit caporal. Vous avez froid, ma fille.

– Non, vraiment non.

– Mais vous tremblez.

– Oui, mais je n’ai pas froid.

– Comment sont les femmes en Angleterre ? demanda Barbe Noire. Quand la guerre sera finie, j’irai en Angleterre. Je trouverai une petite Anglaise et je l’épouserai, elle et son pair-rot.

            Il s’étrangla d’un rire sonore.

– Imbécile ! dit le soldat aux yeux bleus en le secouant. 

            Puis il se pencha vers moi.

– Ce n’est qu’après le deuxième verre qu’on peut réellement le goûter, chuchota-t-il. Le deuxième petit verre et alors, ah ! c’est la révélation.

            Le Café des Amis luisait au clair de lune. Nous jetâmes un rapide coup d’œil de part et d’autre de la rue, puis gravîmes en courant les quatre marches de bois, ouvrîmes dans un tintement la porte de verre pour déboucher dans une salle basse éclairée d’un lustre, où une dizaine de personnes prenaient leur dîner, assises sur deux bancs à une table étroite.

– Soldats ! hurla une femme, surgissant derrière une soupière blanche ‒ maigre comme un clou et enveloppée d’un châle noir. Des soldats ! A cette heure-ci ! Regardez la pendule, regardez.

            Et elle indiqua la chose de sa louche dégoulinante.

– Elle avance, dit le soldat aux yeux bleus. Elle avance, Madame. Et ne faites pas tant de bruit, je vous prie. Nous allons boire et nous nous en irons.

– Vraiment ? s’exclama-t-elle, contournant la table au pas de course pour venir se planter devant nous. C’est exactement ce que vous ne ferez pas. Pénétrer dans la maison d’une femme honnête à cette heure-ci de la nuit, faire un esclandre, les gendarmes aux trousses. Ah non ! Ah non ! C’est une honte ; voilà ce que c’est.

– Chut ! fit le petit caporal, levant la main.

            Silence de mort. Nous y entendîmes un bruit de pas.

– Les gendarmes, murmura Barbe-Noire en adressant un clin d’œil à une jolie fille portant des boucles d’oreilles, qui, d’un air coquin, lui répondit par un sourire. Chut !

            Les visages se dressèrent, à l’écoute.

– Comme ils sont beaux ! pensai-je. Ils ressemblent à une famille réunie pour le repas du soir, dans le Nouveau Testament…

            Les pas s’éloignèrent.

– Ce serait bien fait pour vous si vous vous étiez fait prendre, gronda la femme, en colère. Je regrette pour vous que les gendarmes ne soient pas venus. Vous le méritez, oui, vraiment.

– Un petit verre de mirabelle et nous nous en irons, s’obstina le soldat aux yeux bleus.

            Tout en continuant de gronder et de marmotter, elle sortit quatre verres du buffet, ainsi qu’une grande bouteille.

– Mais vous n’allez pas boire ici. N’y comptez pas.

            Le petit caporal, à vive allure, gagna la cuisine.

– Pas là ! Pas là ! Imbécile ! s’écria-t-elle. Ne voyez-vous pas qu’il y a là une fenêtre et un mur, en face, où les gendarmes viennent tous les soirs pour ‒

– Chut !

            De nouveau la peur.

– Vous êtes fous et vous finirez en prison, tous les quatre, déclara la femme.

            Dans un  mouvement d’humeur, elle sortit de la salle. Nous la suivîmes sur la pointe des pieds dans une arrière-cuisine sombre et odorante, emplie de casseroles d’eau grasse, de feuilles de salades et d’os de viande.

– Voilà, dit-elle, posant les verres. Buvez et ouste !

– Ah, enfin !

            On entendit goutter dans le noir la voix allègre du soldat aux yeux bleus.

– Qu’en pensez-vous ? Est-ce que ce n’est pas exactement comme je l’ai dit ? Est-ce que cela n’a pas le goût d’un excellent ‒ ex-cellent whisky ?

 

 

 


[1] La silhouette « peg-top », en vogue entre 1908 et 1914, se caractérisait par une ampleur se resserrant vers l’ourlet.

[2] En français dans le texte. Ainsi de tous les mots en italiques, à moins d’une indication contraire. J’ai à chaque fois laissé le français tel quel, sans le corriger.

[3] Italiques de l’auteur pour « We, Sir Edward Grey … ». Sir Edward Grey fut ministre des affaires étrangères de 1905 à 1916. Son nom figurait sur les passeports.

Film Review: Fearing empowered Womanhood during World War One?

Love and Duty (1916) and A.W.O.L. (1919)

CLEMENTINE THOLAS

Keywords
silent films, gender roles, role reversal, servicemen, female empowerment

 

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“Men are disarmed, women, indispensable.” [1] This quote from Joanna Bourke’s article on gender roles in The Cambridge History of the First World War enlightens the confusing and challenging relationships established during wartime. The two American short films, Love and Duty (1916) and A.W.O.L (1919), could offer a relevant illustration of the new social organization deriving from the conflict and heralding women’s agency. If none of these films has been directed by a woman and seem to deal with women during the Great War, they inadvertently do so despite their male-centered plot illustrating the misadventures of American soldiers when trained or demobilized. Spoofing inflated heroism in romantic melodramas, Love and Duty is a one-reel comedy from the Plump and Runt series produced Blackhawk Films in Jacksonville, Florida. As Plump (Oliver Hardy) and Runt (Billy Ruge) presumably serve as reservists, they are trained in a bucolic camp even if America has not entered the war yet. This slapstick piece may exemplify the pacifist stance adopted by Hollywood in the early years of the Great War, as Americans dreaded taking part in an international conflict which they considered alien to their interests. A.W.O.L (All Wrong Old Ladiebbuck) is a one-reel propaganda cartoon commissioned by the U.S. Army Signal Corps at the very end of the war to encourage the soldiers to wait patiently for the general demobilization after the 1918 Armistice. It was designed by Charles Bowers, one of the pioneers of animation films, to warn the impatient soldiers too eager to get back home of  the risks of going A.W.O.L, absent without official leave. Both films reveal the presence of women around servicemen and how the war paradoxically separated and brought together combatants and non-combatants. These films presents a non-scary and distant vision of the war – an anticipation of the conflict and an illustration of its aftermath, picturing not so much the actual military fighting but what Ford Maddox Ford called “life as a perpetual sex-battle” (The Good Soldier: A Tale of Passion, 1915) in which women have the upper hand over men, thus turning males into the weaker sex. 

Love and Duty offers a grotesque gallery of unfit servicemen, as the regiment on screen seems to gather the rejects of the US army. Plump and Runt, the title characters, are too stout or too short to fit the standards of military manliness introduced by recruiters and military boards. Lieutenant Runt tries to ease his frustration by bullying Private Plump with nonsensical and useless exercises and maneuvers which cause the poor lad to gesticulate in an absurd manner and sweat like a pig as he juggles with his riffle. Runt spents his time yelling stupid orders at Plump who cannot do as told and almost faints with exhaustion. Along with this antithetical pair, other peculiar soldiers form the battalion: a group of idle simpletons and an over-aged bugler. Instead of getting ready for war, they just chat with the local women, relax in the countryside, and watch passively Plump being harassed by Runt. They look like a regiment of outcasts who may have been gathered because of the call for preparedness of some Americans who considered the US would fight the war sooner or later.Yet the war don’t seem to be on the mind of these soldiers and they show no sense of professionalism or military duty. The officer in charge, Colonel Tracy (Burt Tracy), is busier trying to convince his daughter (Florence McLaughlin) not to fall for Plump than training properly his men, and the soldiers are mainly interested in wooing women, especially Plump who only cares about escaping to meet his sweetheart (Ray Godfrey). A.W.O.L. opens on the conversation of a group of soldiers who are desperate to leave Europe and want to return home. As the fighting is over, they are bored to death, complaining about the slowness of demobilization and waiting idle. One of them is more vocal about his discontent while the others are coping with the situation and he decides to escape the barracks. Even if they are still wearing their uniforms, they are not of any use to their country because of their apathy. Because of his impatience, the noncompliant private decides to run away with a lady of pleasure who shows up outside the camp to invite young men for a joy ride. The cartoon presents US soldiers as dispirited and even defiant to Uncle Sam’s orders. The men are indeed disarmed, physically and morally, in these films because they are not granted any strength or will power which could enable them to match the archetypal standards of the ideal warrior. Before and after the war their lack of motivation to serve their country or obey the rules prevents them from becoming heroes in these two short programs. As a result, we may wonder if women become heroines despites themselves in Love and Duty and A.W.O.L.?

Female agency is a common trait in both productions. In Love and Duty, women are granted the power to galvanize the regiment, give men orders and most importantly to decide for themselves. Plump’s sweetheart keeps the morale of the troops high as she entertains the men with her cheeky behavior and she is not scared to defy Runt by throwing a stone at him to make him stop molesting Plump. When she meets with her beau, she is the one bringing flowers to him, thus reversing the codes of romance by leading the seduction instead of being courted. She is the one kissing Plump and, when Runt sends a soldier to interrupt their tender embrace, she knocks the soldier off with her bouquet in order to continue doing what seems more important to her. The regiment watches the scene and laughs out loud, enjoying this impudent display of defiance. The sweetheart has a rival in the camp: the Colonel’s daughter. The latter is also in love with Plump, to her father’s and Runt’s dismay because the two men planned on marrying her to the tiny Lieutenant. Challenging the authority of her father, she refuses to change her mind and disparages Runt’s exuberant courtship. Instead, she prefers chasing Plump around the camp, also transforming the traditional codes of seduction as she openly shows her desires and behaves like a suitor.  When she discovers she is not the target of Plump’s affection, her features are distorted with jealousy and fury. Her power over men is fueled by her rage against the couple and she starts ordering soldiers around in order to separate the lovebirds. The Colonel’s daughter uses Runt to have him send Plump to the guard house and she commands the soldiers to expel the sweetheart from the military camp: “Take her off”. Despite her condition as a woman, she is given some official power over the servicemen and bosses them around as she pleases. At her command, the soldiers even point their rifles at Plump’s lady friend when they oust her out of the camp. While her father is never shown leading his men, the daughter behaves as if she was the real commanding officer of the camp and soldiers salute her with deference. Despite her misuse of the power transferred to her thanks to her father’s rank, she is presented as the one ruling the regiment. Her ruthless decision is not challenged by men but by the sweetheart who works out a clever plan to get Plump out of his prison cell. Only another woman is capable of countering the supremacy of the Colonel’s daughter and save her captive lover by pretending his baby needs to visit him and bringing tools in the cell. The comical exaggeration may show the ladies as a dictator in petticoats and a cunning intriguer, yet it cannot be denied that they are conferred a form of superiority – even open control in the case of the daughter – over men in a military environment. 

In A.W.O.L, the portrayal of women is far less flattering because the female character, “Miss AWOL” – as she introduces herself, is dangerous, a loose woman who lures the poor soldiers to their doom. However, she embodies the liberty and authority women gained during the war. With her short bobbed hair and her sophisticated outfit and make up, she may be a flapper challenging traditional gendered behavior. Seeking fun right after the war, she shows up at the window of the barracks and calls out soldiers to join her for a joy ride in her fancy car, a hardly covered allusion to sexual intercourses. The cartoon criticizes brazen women who chased young men in uniforms but it also reveals new trends giving women more opportunities to become autonomous. Miss AWOL initiates the encounter with the soldier who does not behave like an audacious man but rather like an embarrassed maiden when he is approached by the undaunted seducer. Uncomfortable and impressed, he makes funny faces and wipes his sweaty palms on his trousers while she seems perfectly at ease and tries to convince him by shooting: “Oh do, come on, we’ll have a bully time”. He obeys her command to loosen up and have fun and jumps into the back seat of her car. His position at the rear of the car is significant of his subordinate role while the woman takes on the leading role and decides for what they should do  and where they should go. He depends on her for getting away from his military barracks and he is submitted to her whims. The joy ride ends up being less joyful than expected because of her reckless driving and her desire to maintain him at her disposal: when he tries to move to the passenger seat in the front he pushed to the back seat, reminded where he should stand. The car almost falls from a cliff and he is completely panicked. After they manage to escape the peril, the flapper orders him to repair a flat tire but he makes a fool of himself as he has no talent as a mechanic and make the tire explode. He is knocked out by the explosion but she insists on continuing the crazy ride until they get arrested by a police officer and are taken to Judge Gloom. The soldier pays the fine but his lady companion refuses to stop and abducts him for a new ride before she finds another admirer she fancies more. Miss AWOL appears to be authoritative and quite manipulative and the soldiers, probably bewitched by her interest in them, are presented as submissive and quite impotent, disarmed because of the trauma of the war and overwhelmed by the social transformations generated by the conflict. The cartoon offers a negative portrayal of women after the war changed their looks and behaviors because they had been called to endorse more active roles in society as bread-winners, political protesters, helpers in the combats zones and even fighters sometimes. Despite the cynical denunciation of the wildness of Miss AWOL, the spectator is presented a shift of power and how women became indispensable because they were turned into decision-makers while men seemed overtaken by events. In the cartoon, the female character is obviously a temptress driving the soldier away from his military duty and causing his fellow soldiers to turn their backs on him, but the moral lesson of the film incriminates the private who ends up locked in the guard house while his brothers in arms are sent back to the U.S. and Miss AWOL happily runs free with another boyfriend. 

Love and Duty and A.W.O.L are rather unknown World War One films and have been often left aside by scholarly works analyzing anti-war films or propaganda productions. Both the comedy and the cautionary cartoon are worth of interest for their comparison of male distress and female empowerment in a context of exacerbated military masculinity. Even when the films disapprove of the attitudes and choices of women, they interpret a period of transition during which women took charge of their own destiny and of men’s fate. Love and Duty announces already the challenges to male command witnessed in the post-war world presented in A.W.O.L., in which new gender relationships are tensed and often contested. After the war, most men longed for a return to the normality they once knew – in which they held the upper hand. These films show that that mythical normality is a remain of the past and that women cannot resume a life guided by the by-gone principles motherhood and home-life after they have been given emotional, sexual, professional and political independence.

Films

A.W.O.L. Directed by Charles Bowers. United States, 1919.Love and Duty. Directed by Will Louis. United 


[1] Joanna Bourke, “Gender roles in killing zones”, in Jay Winter (ed.), The Cambridge History of the First World War: Volume III, Civil Society(Cambridge: Cambridge University Press, 2014), 153.

 

Clémentine Tholas is an associate professor of American Studies at Sorbonne Nouvelle University. She is a silent film scholar, with a special interest in World War One films. She co-edited the volumes Humor, Entertainment and Popular Culture during WWI (NY: Palgrave Macmillan, 2015), and New Perspectives on the War Film (NY: Palgrave Macmillan, 2019). She also produced a pedagogical documentary on sexual violence and harassment in French higher education, entitled Briser le silence des amphis (2022).

Women Leaders in War Movies: Zero Dark Thirty and Sicario

Film review: Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, Columbia Pictures, 2012) and Sicario (Denis Villeneuve, Lionsgate, 2015)

EMILIE CHEYROUX

Keywords
Gender boundaries, war films, U.S. – Mexico border, women protagonists, counter-stereotypes, terrorism

 

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Women leaders in war movies: Zero Dark ThirtySicario, and gender boundaries. 

War movies are usually considered to be a man’s sphere and seldom show women as key decision-makers or as indispensable members of the armed forces. Two Hollywood thrillers, Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, Columbia Pictures, 2012) and Sicario (Denis Villeneuve, Lionsgate, 2015), offer counterexamples as their lead roles star female characters who play a crucial part in the unraveling of the movie.

Zero Dark Thirthy (2012), US Poster, private collection.

Zero Dark Thirty deals with the post-9/11 American quest to arrest Bin Laden. The main character, CIA intelligence analyst Maya (Jessica Chastaing), is recruited to complete the team that will pursue the investigation. Her ideas stand out because she is convinced that every lead is worth considering, even the most obvious ones. Her data analysis leads her to believe that Bin Laden is not in a cave in Afghanistan but in a compound in Pakistan, in other words, hiding in a far less isolated place than expected since it allows him to keep communicating with the rest of the world. The whole movie is based on Maya’s intuition and struggle to prove that she is right. The attack on the compound is orchestrated at half past midnight (hence the title of the movie) and the predictable success does not make the scenes less suspenseful. The end of the assault is welcome with relief and Maya is rewarded for her shrewdness. One can even feel a bit of admiration for a woman who could just as well have been wrong, humiliating the United States intelligence services.

Sicario (2015), US poster, private collection.

In Sicario, FBI agent Kate Macer’s path is not as fruitful since she is faced with the war at the U.S.-Mexico border, a war that is described as impossible to win. As one CIA agent explains to her, as long as there will be a demand for narcotics from the U.S., there will be traffic and crime. Among the movies that portray the dangers at the border, Sicariostrikes with its accuracy, whether it is the portrayal of violence or of the multitude of people involved. An effort is made to distinguish the drug traffickers from the migrants and the men responsible for the barbarity from their collateral victims. Yet, almost everybody seems to be caught in the cycle of violence, including Kate. Spotted for her skills, she joins Matt Graver’s team (Josh Brolin) on a mission to mess with Mexican drug lord Manuel Diaz. The world she discovers is beyond her comprehension and roughs her up until the end, when she has no choice but to leave. As the most mysterious character Alejandro (Benicio Del Toro) tells her, “it’s the land of wolves now” and she will not survive. This illustrates the cynical conclusion of the movie : the war at the border leads nowhere but to the accumulation of dead bodies. The very last scene ends on a series of gunshots in broad daylight in Juarez, showing that any mission will only have short-term results.

Whether it is Zero Dark Thirty or Sicario, the characters have to face a world in which borders are crossed with no difficulty and threats are everywhere. At the center of their dismal stories, Kathryn Bigelow and Denis Villeneuve have chosen female lead characters, a choice they undoubtedly know is uncommon since their plots expose gender stereotypes. In Zero Dark Thirty, in spite of leading the operation to success, Maya’s abilities keep being questioned by her male coworkers : “What do you think of the girl?,” asks one of them. “I think she’s pretty smart.” And as if her intelligence was a threat to them, the first one adds : “We’re all smart.” Maya is actually referred to as “the girl” several times in the movie, which not only belittles the fact that she is a qualified grown woman but negates the possibility that a female can take care of a difficult mission in a war movie. In Sicario, Kate is also labeled “the girl” and told that she’s “not a wolf,” in other words that she does not belong in the fight against the drug cartels since, contrary to her male teammates, she is not capable of bending the rules.

These females are stereotyped as the weaker members and possible liabilities yet, in these two movies, Maya and Kate show that they are much stronger than expected. Their stubbornness and will to make things right counterbalance the lawlessness that men seem to have no problem dealing with. In both movies, they stand for morality and their sensitivity to the horrors of war helps the viewers believe that there is not a total loss of values. Maya and Kate have in fact the same profile : they are both excellent at their jobs and their reputation precedes them. While discussing Maya’s arrival in Irak, one man comments on her character : “Washington say she’s a killer.” While her first encounter with her coworker’s tough torture methods clearly left her disturbed, she does not let the prisoner appeal to her supposed female sensitivity when she decides to interrogate him. Rapidly, she becomes the hardest-working member of her team. Completely devoted to her work, she spends nights going over files and videos to master the smallest detail. Over time, as she gains confidence and proves her proficiency, she does not hesitate to set things straight with her superiors, convinced that she is right. Far from discrediting her, her understanding of the situation leads her to become the decision-maker of the final attack on what she was right to believe is Bin Laden’s house. Kate Macer is just as tough. The very first scene in which she appears shows that she is a skilled FBI field agent capable of facing the most horrifying situations. In Tucson, Arizona, she leads her team in the raiding of a house in which dozens of mutilated corpses wrapped in plastic are hidden in the walls. With dexterity and courage, she shoots an armed enemy before he can unload his gun on her. Later, during a meeting in a Homeland Security building, her superior reveals that it was only her fifth mission.

However, in spite of their skills, Maya and Kate are always set aside because they are women. Maya uses straightforward aggressive sentences to be heard as if she wanted to be more manly : “I’m gonna smoke everybody involved in this, and I’m gonna kill Bin Laden.” But until the end, men treat her differently. Even after the mission is over and Bin Laden’s body is brought back to the base, she does not get congratulations. She stands in the background, alone, and men stare at her. Kate is also sidelined in several scenes. Contrary to her male partner, she never gets answers whenever she asks. Graver, who in terms of characterization corresponds to the cliché of the tough and hardheaded American cowboy, makes fun of her being “a rookie” and treats her as such : she is supposed to act as a liaison at the border yet, he constantly keeps her in the dark. The exchange of looks between the male characters reveals that they want to remain in control. They only tell her the truth – that they needed her to circumvent the law because the CIA cannot operate without an FBI agent – after an hour and twenty minutes through the movie. The most blatant proof that they do not consider her their equal is when they use her as bait : they anticipated that she would make a mistake, and let her bring one of Diaz’s accomplices to her apartment after a night out. Even if Graver had Alejandro follow and save her, he did not even care that she was almost chocked to death. To him, it was a necessary step to attract Diaz’s attention. Oddly enough, a few scenes before, Kate was teased by her partner for not being feminine enough and not wearing lacy lingerie. These statements might come from concern for Kate and her absence of social life after her divorce, one can wonder if she did not take the man home because she had something to prove.

Nevertheless, the movies highlight the fact that, contrary to their male coworkers, Maya and Kate benefit from a strong intuition, which bothers men. Maya’s intuition is clearly an asset and enables her to outsmart her whole team. She adapts to her enemies and even manipulates a prisoner, taking advantage of his lack of sleep and food, and thus mental clarity. Kate also feels that there is more than what she is being told. Her obstinacy to discover what is really going on reveals her role in the movie : she is our eyes. After refusing to answer another one of her questions, Graver gives her a piece of advice : “Just keep watching” and it is as if he was talking to us. A few elements suggest that Kate does in fact understand she is being used but she wants to grasp the complexity of the war at the border and see with her own eyes.

While in Kate’s case, insisting on following “a semblance of procedure” proves to be a risky strategy, in terms of plot, it is necessary for the two women to go against the stream. Kate offers a necessary counterbalance to the cynicism displayed by her male teammates. While driving through Juarez for the first time, she stares at the naked mutilated bodies hung from a bridge. One of the leaders of the operation expresses his admiration for the torturers as it fosters a climate of fear in the city. For Kate, that train of thought is hard to accept and it is the contrast of reactions that underlines the gravity of the situation at the border. The men are not naturally impervious to the atrocities they witness ; the border made them that way. The movie even suggests that they understand Kate’s reactions as if they remembered how they used to feel. Alejandro warns her that the boundaries have moved : “nothing will make sense to your American ears and you will doubt everything we do but in the end, you will understand.” He seems to acknowledge a paradox within American foreign policy : while it is necessary to adapt and bend some rules to mess with the enemy, there needs to be people who believe in the maintenance of boundaries. In these two movies, the women and men’s opposite reactions are complementary, with people who face the atrocities and others who rebel against their normalization.

Both women cry at the end, not out of weakness but because of the disenchantment that have befallen them. One would think that Maya would be happy to be given a whole plane to herself to go back home, victorious, yet she is overwhelmed with sadness. Kate is in a different situation since she is urged to leave for her safety. Her tears express disbelief and desperation when Alejandro forces her to sign a form certifying they all acted with due process of law. It is as if a different meaning of the warning she heard could be interpreted for both Sicario and Zero Dark Thirty : “Just keep watching” might also mean keep being alert because it is a never-ending war, one in which boundaries and borders do not make sense anymore. The characters of Kate and Maya stand out, by their righteousness and perhaps by their idealism. They may not be wolves, they are lone wolves, set on a quest and doomed to leave alone. They are both strong, sensitive, shrewd and intuitive characters the viewer can identify with. In the end, Zero Dark Thirty and Sicario show that women are just as necessary in a war movie as men and can be effective leaders.

 

Emilie Cheyroux is an associate Professor/MCF in American and Film Studies at the University of Toulouse. Her research focuses on US Latinos. Interested in the way cultural events can contribute to the deconstruction of stereotypes, she works on the network of Latino film festivals in the United States.  In terms of film, she mainly works on documentaries, especially Immigrant Rights Documentaries. She is also a member of the SERCIA and organises the Film Studies Workshop at the SAES annual conference.

Mon histoire du débarquement / My D-Day Story

THERESE TOUZEAU
Translated by Amy Wells

Thérèse Touzeau Lemarchand

Keywords
D-Day, Testimony, World War II

Abstract
Born in 1927, Mme Thérèse TOUZEAU LEMARCHAND has been an active member of the Saint-Contest community, and until the recent COVID period, she was attending events of the Comité de jumelage, Le Club de Francophonie/Les Amis du Canada, and Le comité pour l’histoire de Saint-Contest to name a few. On these occasions, we have had the chance to discuss her D-Day story that begins with Thérèse jumping out of the first story window of her boarding house. Only 17 years old at the time, Thérèse’s account is interesting for its first-person point of view of a young woman separated from her family and her beau. A personal recollection, the story is until now, unpublished, and it is an example of a woman writing about the war. This testimony does not include specific technical vocabulary about regiments or vehicles, and even the chronology is a little blurry. In the following pages, Mme TOUZEAU recounts her movements between Caen, Douvres-la-Délivrande, Thaon, and Saint-Contest, a linear distance of about 15 kilometers. The striking episodes from Thérèse’s story are those dealing with her own personal encounters with death (walking over corpses and unable to free an entrapped nurse), fear (observing Canadian and German soldiers in hand-to-hand combat), and the search for her family. For those of us who did not experience D-Day first-hand, Mme TOUZEAU’s story helps us to understand the lapse of time necessary to liberate Caen and its surroundings: from June 5 to August 27, the 17-year old lived in uncertainty regarding her family and her home. As Thérèse’s presence among us today demonstrates, her own story had a happy ending. But her simple observations leave readers with a sense of the atmosphere of D-Day and the liberation of Normandy from a female civilian’s perspective.   

You can follow Thérèse’s itinerary on the interactive map located at this link:  https://www.google.com/maps/d/edit?mid=1Bwg188KfD1ZbAYpc64ZCFebh0DCgbyIK&usp=sharing

 

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Mon histoire du débarquement
My D-Day Story

Thérèse TOUZEAU-LEMARCHAND

5 JUIN 1944`
Je venais de fêter mes 17 ans et j’étais en pension avec mon amie Odette à la Sainte Famille rue des Jacobins à Caen.
Malgré la guerre nous passions des jours heureux et paisibles. 
Le lundi soir, 5 juin, nous étions à la veillée, en compagnie de plusieurs religieuses et d’autres jeunes filles. A 22H, nous avons regagné notre chambre. Des avions passaient, mais sans nous alerter puisque cela arrivait souvent. 

June 5, 1944
I had just celebrated my 17th birthday, and I was boarding with my friend Odette at Sainte Famille, rue des Jacobins in Caen. 
Despite the war, we spent our days in a happy and peaceful manner. 
On Monday night, June 5, we were holding vigil in the company of many nuns and other young girls. At 10 pm, we returned to our rooms. Planes were passing overhead, but we were not particularly worried as that happened often. 

6 Juin 1944
À 3H du matin, nous avons été réveillées par des bruits.  Ça ne s’explique pas, mais on sait tout de suite que c’est le débarquement. Le ciel s’embrase, les maisons tremblent. À 5H du matin, nous allons faire la queue à la boulangerie Geneviève rue des Jacobins.
Les allemands passent en colonnes assez rapidement.
La matinée s’écoule, nous ne savons pas grand-chose. 
Après le déjeuner, mon amie et moi décidons d’aller nous reposer sur notre lit, nous n’avons pas beaucoup dormi la nuit précédente. 
À 13H30, nous sommes réveillées en sursaut par un grand bombardement. Monoprix flambe, la chapelle de la Sainte famille est très endommagée, plus de portes ni de fenêtres à nos chambres. Nous voulons nous sauver mais il n’y a plus d’escalier. Là, sans hésiter nous sautons par la fenêtre du 1e étager. Tout le monde s’est réfugié dans les cuisines qui sont voutées. 
Je m’aperçois que j’ai plusieurs égratignures à la tête dues aux débris de verre. 

June 6, 1944
At 3:00 in the morning, we were woken by noises. I can’t explain it, but we knew it was D-Day. The sky was on fire, and houses were shaking. At 5:00 in the morning, we went to wait in line at the Geneviève bakery on rue des Jacobins. 
The Germans were passing by quickly in formation. 
The morning went by, but we did not know anything new.
After lunch, my friend and I decided to go rest on our bed, we had not slept much the night before. 
At 13:30, a big bomb startled us awake. Monoprix was burning, the Sainte Famille chapel was badly damaged, there were no more doors or windows in our rooms. We wanted to escape, but there were no more stairs. Without hesitating, we jumped out of the 1st floor window. Everyone took refuge in the vaulted kitchens.I saw that I had lots of scratches on my head due to the broken glass.

Le Quartier Saint Jean
Le quartier Saint-Jean brûle, il est très sérieusement touché. Les bombes tombent un peu partout en ville. La directrice de la Sainte Famille, mère Poupet, nous dit qu’il faut que nous quittions le centre-ville. Nous nous mettons en route. Nous traversons le jardin public et le commissariat de police. Nous passons par-dessus les cadavres, nous avons tellement peur que cela ne nous impressionne pas. Plus tard ma fille me dira « Je n’aurais jamais pu faire tout cela ». Si bien sûr qu’elle aurait pu, et cela s’appelle l’instinct de survie. Nous prenons la rue du Carel, nouveau bombardement. Nous nous réfugions au garage des « Courriers Normands ». Au bout d’une heure environ nous reprenons la route en face l’Abbatiale de la visitation, nouveau bombardement, nous nous mettons à nouveau à l’abri. Là, les religieuses sont complètement affolées. Je me souvient d’une d’entre elles, enfermée dans un tourniquet, malgré la situation, mon amie et moi trouvons la force de rire. Nous arrivons au Bon Sauveur. Peu de temps avant notre arrivée, un pavillon avait été complètement détruit. Il y a beaucoup de victimes. Les sauveteurs luttent dans la poussière et les flammes. 
Nous passons plusieurs jours et plusieurs nuits sous un escalier au-dessous du Pont-Créon. Les nuits sont longues et terribles. 
Je me souvient avoir passé plusieurs nuits, la tête sur les genoux de sœur Lecomte. 

The Saint Jean Neighbourhood
The Saint-Jean neighborhood was burning; it was seriously affected. Bombs were falling just about everywhere in town. The director of Sainte Famille, Mother Poupet, told us we had to get out of down town. We set off. We crossed the public garden and the police station. We walked over so many corpses, and we were so scared that it did not even faze us. Later, my daughter said to me: “I could never have done all of that.” But of course she could have done it, it is what we call the survival instinct. We took the rue du Carel, and then bombing started again. We took shelter in the “Courriers Normands” garage. After about an hour, we took the road across from the Visitation Abbey, but there were bombings yet again, and we had to take shelter, again. At this point, the nuns were completely panicked. I remember one of them got stuck in a turnstile, and despite the situation, my friend and I found the strength to laugh. We arrived at Bon Sauveur. Just a little while before we arrived, a pavilion had been completely destroyed. There were many victims. The rescuers were fighting in dust and flames. We spent many days under some stairs underneath the Pont-Créon. The nights were long and awful. 
I remember spending many nights with my head on Sister Lecomte’s lap.

Les Refugiés
Les réfugiés arrivent de partout. Nous apprenons qu’il y a déjà beaucoup de morts en ville. Je pense beaucoup à mes parents, à mes 3 frères, à mon amoureux. Je ne sais absolument rien d’eux. Que sont-ils devenus ? Les jours passent et j’apprends que des blessés venant de Buron (le hameau à côté de mon village Saint-Contest) sont arrivées au Bon Sauveur. Je vais les voir. Il y a le maire, Mr Marie, Mr Lacour, Mr Dewerpe et Mr Jeanne qui m’apprend que son fils a été tué dans un abri dans son jardin. Mails ils ne peuvent pas me donner des nouvelles des miens. 

The Refugees
Refugees were arriving from everywhere. We learned that there were many deaths in town. I thought a lot about my parents, my 3 brothers, and my sweetheart. I knew strictly nothing about them. What had become of them? The days went by, and I learnt that wounded people, coming from Buron, (the hamlet next to my village, Saint-Contest) had arrived at Bon Sauveur. I went to see them. There was the Mayor, Mr. Marie, Mr. Lacour, Mr. Dewerpe, and Mr. Jeanne who told me that his son had been killed in a shelter in his garden. But they could not give me any news about my own family.  

Etre utile
Avec Odette, nous voulons nous rendre utiles, nous faisons différentes tâches. Nous apprenons que des soldats canadiens sont arrivés, nous demandons à une infirmière d’aller les voir. Elle nous donne une blouse blanche et nous allons les voir, mais nous parlons très peu avec eux, ce sont des canadiens anglais. Deux soldats allemands entrent dans la chambre et nous font sortir.  
Pendant ce temps, la bataille fait toujours rage sur la ville. Des blessés arrivent toujours au Bon Sauveur. Dans la cour des draps on été peints d’une crois rouge avec le sang des blessés.
Fin juin, nous recevons un ordre d’évacuation. Tout le monde doit partir. Je veux rester, j’ai toujours espoir que ma famille vienne m’y retrouver. Avec Odette, nous allons voir le docteur Le Rasle pour donner notre sang, ainsi nous serons prioritaires pour rester. 

Being Useful
Odette and I, we wanted to be useful, so we undertook different tasks. We learned that Canadian soldiers had arrived, so we asked a nurse for permission to go see them. She gave us white medical coats, and we went to see them, but we only spoke a little with them, they were Anglophone Canadians. Two German soldiers came into the room and made us leave. 
During this time, the battle was raging on in town. The wounded arrived at Bon Sauveur. In the courtyard, sheets were painted with red crosses from the blood of the wounded. 
At the end of June, we received the order to evacuate. Everybody had to go. I wanted to stay, I still had hope that my family would come find me. With Odette, we went to see Dr. Le Rasle to give blood, so we were given priority to stay behind. 

La Miséricorde
Un jour, nous allons sur les ruines de la Miséricorde avec Sœur Poupinet. Il y a beaucoup de morts et des blessés qui hurlent. J’entendrai longtemps leurs cris. Nous y trouvons Marie-Thérèse Nicole qui est infirmière, elle respire encore, elle nous parle mais nous n’arrivons pas à la dégager malgré tous nos efforts. Emmurés vivants, ils resteront là. 
Une autre fois, toujours avec mon amie Odette, nous retournons à la Sainte Famille voir si nous pouvions retrouver quelques objets souvenir dans les ruines. Arrivés rue Caponnière, un soldat allemand nous braque avec sa mitraillette et nous demande où nous allons. Après de nombreux palabres, il nous laisse enfin passer. En passant par-dessus les cadavres, nous arrivons à la Sainte Famille où des officient allemands récupèrent les draps afin de faire des pansements pour leurs blessés.

Mercy Hospital
One day, we went to the ruins of the Miséricorde with Sister Poupinet. There were a lot of dead bodies and screaming wounded people. I would hear their cries for a long time. There, we found Marie-Thérèse Nicole who was a nurse; she was still breathing but we could not manage to get her out despite our efforts. Walled up alive, the victims would have to stay there. Another time, again with my friend Odette, we went back to Sainte Famille to see if we could find some souvenirs in the ruins. When we arrived at rue Caponnière, a German soldier pointed his submachine gun at us and asked us where we were going. After much haggling, he finally let us through. By walking over bodies, we arrived at Sainte Famille where German officers were salvaging bed sheets to make bandages for their wounded. 

22 juin 1944
Dans l’après-midi, Mr Neuzi, un habitant de Saint-Contest, me recherche, il me dit que si je veux voir ma maman, elle est rue de Bretagne. Je pars en coursant « MAMAN EST VIVANTE ! ». A moitié de la rue, je l’aperçois, assise sur le bord du trottoir. Nous nous jetons dans les bras, n’arrêtons pas de nous étreindre et nous embrasser. Une fois nos esprits retrouvés, elle me raconte son histoire. 
Elle est partie le 7 juin de Saint-Contest pour me chercher à la Sainte Famille. Elle a été arrêtée à la Folie par des allemands qui ne la laisseront pas passer. Elle se cachera pendant 15 jours, dans un poulailler chez les demoiselles Vaudoré. Elle ne sait pas où sont mon père et mes 3 frères.
Elle restera avec moi au Bon Sauveur. Nous vivons des jours angoissants. Nous allons au Lycée Malherbe et St Vincent de Paul, là où se regroupent blessés et refugiées. Mais toujours rien. Les jours passent.

 June 22, 1944
In the afternoon, Mr. Neuzi, a resident of Saint-Contest, came looking for me, and he told me that if I wanted to see my mama, she was at rue de Bretagne. I went running “Mama is alive!” At about halfway down the road, I saw her, sitting on the edge of the sidewalk. We kept on hugging and kissing each other. Once we came to our senses, she told me her story.
She left Saint-Contest on June 7 to go get me at la Sainte Famille. She was stopped at La Folie by Germans who wouldn’t let her pass. She hid for 15 days in a chicken coop at the Vaudoré ladies’ place. She did not know where my father and my three brothers were. 
She stayed with me at Bon Sauveur. We lived through some agonizing days. We went to the Malherbe high school and St. Vincent de Paul, there where the injured and refugees were gathered. But still nothing. The days went by.  

7 juillet 1944
La journée a été calme. Quelques obus seulement. Mais à 21H, changement de décor. Nous entendons de gros bombardiers. Combien sont-ils ? Les bombes tombent de partout. Une nouvelle fois, nous croyons à notre dernière heure. 
Une image reste encore bien vivante dans ma mémoire. C’est celle du prêtre de Reculey, un petit village près de Vire, qui montera agiter sur le toit d’un immeuble du Bon Sauveur, un drapeau Bleu Blanc Rouge, pendant le bombardement qui dura, je ne me souviens plus très bien mais environ 50 à 60 minutes. Les blessés arrivent de partout. Le lendemain, nous apprenons que le centre-ville a beaucoup souffert. Il y a eu encore beaucoup de morts et de blessés.  
Le lendemain, nouveau bombardement aérien. Là ce sera le quartier de la Maladrerie qui sera particulièrement touché. 

July 7, 1944
The day was calm. Only a few bomb shells.  But at 9 pm, there was a change in scenery. We heard big bombers. How many were there? Bombs were dropping everywhere. Once again, we thought it was our last hour. 
One image in particular still sticks in my mind vividly. It’s that of the preacher from Reculey, a small village near Vire, who took a blue, white, red flag up onto the roof of a building at Bon Sauveur during the bombing that lasted, I do not exactly remember, but about 50 or 60 minutes. Wounded were arriving from all sides. The next day, we learned that the down town area has greatly suffered. There were even more wounded and dead. 
The next day, there was another air attack. This time, it was the Maladrerie neighborhood that was particularly affected.

9 juillet, 1944
Nous étions à la messe à la Chapelle. Elle était remplie de monde. Les gens ont besoin de s’accrocher à Dieu, quand ils ont peur ou qu’ils souffrent. À la sortie, nous entendons des cris de joie «  Les canadiens sont là ! Les canadiens sont là ! ».
Nous allons vers le portail, mais il est fermé. Vers 15H, nous apercevons les premiers canadiens. Nous montons sur un char, les soldats nous donnent du chocolat et des savonnettes. Pour ma part, c’est ce qui me fait le plus plaisir, cela fait quatre ans que nous n’en avions pas. Parmi eux beaucoup parlent français. Quelques jours après, une cérémonie très simple a lieu place Monseigneur des Hameaux.  La Marseillaise s’élève lentement chantée par des centaines de voix que l’émotion fait trembler mais qui retrouvent toute leur force pour crier « VIVE LA France ! VIVE DE GAULLE ! »
Caen n’est pas entièrement libéré. Avec mon amie je me souviens avoir emprunté un escalier donnant sur la place Villers et voir les allemands et les canadiens se battre corps à corps. 
Dans la nuit et les jours suivants, des obus tombent toujours sur la ville. Nous restons au Bon Sauveur jusqu’au 15 juillet. À midi, un camion militaire vient nous chercher, il emmène une vingtaine de personnes religieuses et civiles. Mon amie est partie le lendemain de la libération pour retrouver ses parents à Luc-sur-Mer.
Nous passons à travers des petits villages que nous ne reconnaissons pas. Je me souviens que le chauffeur, un canadien anglais chantait « om ha rose marie », il a l’air heureux.
Nous arrivons enfin à Douvres-la-Délivrande, à la Sainte Famille. Nous restons 3 à 4 jours. Puis un jeune homme de Saint-Contest vient nous chercher maman et moi, en voiture à cheval pour nous conduire chez une tante à Thaon. Ils n’ont pas été sinistrés. Les jours passent, les bombardements se font toujours entendre sur Caen. On s’occupe comme nous le pouvons. Je travaille chez une couturière Mme Chapron. Mais nous restons sans aucune nouvelle de mon père et de mes frères. 

July 9, 1944
We were attending mass at the Chapel. It was full of people. People need to turn to God when they are afraid or suffering. As we left, we heard cries of joy “The Canadians are here! The Canadians are here!”
We went to the entry, but it was closed. Around 3 pm, we spotted the first Canadians. We climbed up on a tank, and the soldiers gave us chocolate and little soaps. For me, that was what pleased me the most; it had been four years since we hadn’t had any. Amongst them there were quite a few who could speak French. A few days later, a very simple ceremony took place at Monseigneur des Hameaux Square. La Marseillaise slowly rose, sung by hundreds of voices trembling with emotion but which regained all their strength to shout “VIVE LA France!” “VIVE DE GAULLE!” 
Caen still wasn’t completely liberated. I remember taking a staircase that led to Villers Square with my friend and seeing Germans and Canadians in hand-to-hand combat. 
During the night and the following days, bombshells continued to fall on the city. We stayed at Bon Sauveur until July 15. At noon, a military truck came to get us, it was taking twenty or so civilian and religious people. My friend left the day after the liberation to go find her parents at Luc-sur-Mer. 
We passed through little villages that we did not recognize. I remember the driver, an Anglophone Canadian who was singing “om ha rose marie,” he seemed happy.
We finally arrived at Douvres-la-Délivrande, at Sainte Famille. We stayed 3 or 4 days. Then a young man from Saint-Contest came to get us, mama and me, in a horse-drawn carriage to take use to an aunt’s house in Thaon. They were safe and their property had not been destroyed. The days went by, bombings could still be heard over Caen. We busied ourselves as we could. I worked for a seamstress, Mme Charon. But we still had no news of my father or my brothers.  

27 août 1944
Ce jour, commence comme les précédents. Mais c’est alors que l’on voit arriver mon père et mes frères. Quelle joie ! On pleure, on rit, on ne sait pas quoi se dire. Mon jeune frère Bernard qui avait 8 ans, ne veut pas nous voir. 
Eux aussi nous racontent leur évacuation. Ils sont partis à pied à 3 familles dont 3 grand-mères de 80 ans jusqu’en Eure et Loire (250 km), où ils sont restés jusqu’au 26 août. 
Mon petit ami qui deviendra mon mari m’a raconté que pendant leur exode, leur groupe avait été pris en photo par un allemand. Pas lui, ni mon frère ainé Roger, car ils avaient tellement peur d’être recrutés pour le STO (Service de Travail Obligatoire) et envoyés en Allemagne qu’ils s’étaient cachés dans un fossé. 
Le lendemain, nous allons faire un tour à Saint-Contest. Notre maison est encore debout. Seule une partie est détruite. Les jours suivants nous y allons quotidiennement pour nous réorganiser. Tous nous a été volé. Nous n’avons plus rien. Nous retrouverons certains de nos meubles plus tard, chez des personnes de notre entourage.  
Petit à petit, nous reprendrons nos habitudes. 
J’ai beaucoup souffert de la peur des bombes, j’ai longtemps entendu les obus, j’ai longtemps eu peur des avions. J’ai eu peur des cadavres, mais tout cela n’est rien à côté de la séparation de ma famille et mon amoureux. 

August 27, 1944
This day started like all the others. But then we saw my father and my brothers coming. What joy! We cried, we laughed, we didn’t know what to say to each other. My younger brother Bernard who was 8 didn’t want to see us.
They also told of their evacuation. They left by foot with 3 families including 3 grandmothers who were 80 years old, reaching Eure and Loire (250 km), where they stayed until August 26.
My boyfriend, who would later become my husband, told me that during their journey, a German had taken a photo of their group. But neither he nor my elder brother Roger were in it: because they were so afraid of being recruited for the Compulsory Work Service and sent to Germany, they hid in a ditch. 
The next day, we went to go check out the situation in Saint-Contest. Our house was still standing. Only one part was destroyed. The following days, we went each day to reorganize ourselves. Everything had been stolen from us. We had nothing left. Later, we found some of our furniture at the houses of people we knew. 
Little by little, we went back to our routine. 
I suffered lots from fear of bombs, I heard the bombshells for a longtime, and I was afraid of airplanes for a very long time. I was afraid of cadavers, but all of that is nothing next to being separated from my family and my sweetheart. 

 

La Mouche

(Katherine Mansfield, The Fly, Février 1922)
Traduit par ANNE MOUNIC

Keywords
Translation, Katherine Mansfield

____________________

– Tu es vraiment bien ici, dit le vieux M. Woodifield d’une voix flûtée en regardant autour de lui, dans le grand fauteuil de cuir vert, près du bureau de son ami, le patron, à la façon dont un bébé, dans son landau, scrute les alentours.

            Il avait fini de parler ; il était l’heure pour lui de partir. Mais il ne voulait pas s’en aller. Depuis qu’il avait pris sa retraite, depuis son… attaque, épouse et filles le gardaient enfermé dans la maison chaque jour de la semaine, sauf le mardi. Ce jour-là, on l’habillait et on le brossait, l’autorisant à retourner en ville pour la journée. Même si ce qu’il y faisait, épouse et filles ne pouvaient l’imaginer. Allait enquiquiner ses amis, supposaient-elles… Bon, peut-être bien. Malgré tout, nous nous agrippons à nos ultimes plaisirs comme l’arbre retient ses dernières feuilles. Et voici donc le vieux Woodifield assis là, fumant un cigare en dévisageant presque avec gourmandise le patron qui roulait sur sa chaise de bureau, robuste, le teint rose, plus âgé que lui de cinq ans et encore vaillant, encore à la barre. Cela faisait du bien de le voir.

            Avec nostalgie et admiration, la voix âgée ajouta :

– On est bien ici, ma parole !

– Oui, c’est assez confortable, acquiesça le patron en donnant, de son coupe-papier, une pichenette au Financial Times.  A vrai dire, il était fier de son bureau et aimait que les gens l’admirent, particulièrement Woodifield. Il tirait un sentiment de profonde, substantielle, satisfaction d’y être ainsi campé au beau milieu, sous les yeux de cette vieille silhouette frêle dans son cache-col.

– Je l’ai fait rénover récemment, expliqua-t-il, comme il l’avait fait depuis… combien ?… ces dernières semaines. 

– Tapis neuf, dit-il en montrant du doigt l’objet, rouge vif, orné d’un motif de grands anneaux blancs. 

– Mobilier neuf, ajouta-t-il en indiquant d’un hochement de tête la massive bibliothèque et le bureau dont les pieds ressemblaient à des torsades de mélasse.

– Chauffage électrique !

            D’un signe de la main, il désigna, exultant presque, les cinq saucisses nacrées, transparentes qui rougeoyant si doucement dans le récipient de cuivre, incliné.

            Mais il n’attira pas, sur le bureau, l’attention du vieux Woodifield sur la photographie d’un garçon à l’air grave, en uniforme, pris, en pied, dans un de ces parcs fantomatiques de photographe sur un fond de nuages d’orage de même acabit. Elle n’était pas neuve. Elle se trouvait là depuis plus de six ans.

– Il y a quelque chose que je voulais te dire, dit le vieux Woodifield, dont les yeux s’assombrirent dans le souvenir. Mais qu’est-ce que c’était ? Je l’avais dans l’esprit en partant ce matin.

            Ses mains se mirent à trembler et des taches rouges apparurent par-dessus sa barbe.

            Pauvre vieux, il n’en a plus pour longtemps, songea le patron. Et, se sentant bien disposé, il adressa un clin d’œil au vieil homme en lui disant, sur le ton de la plaisanterie :

– Je vais te dire. J’ai ici une petite goutte d’une chose qui te fera du bien avant que tu ne sortes de nouveau dans le froid. Elle est d’excellente qualité et ne ferait pas de mal à un enfant.

            Il ôta une clef de sa chaîne de montre, ouvrit un rangement sous le bureau pour en sortir une bouteille sombre et trapue.

– Voilà le remède, annonça-t-il. Et l’homme qui me l’a fourni m’a déclaré sous le sceau du secret qu’il venait des caves du château de Windsor.

            Le vieux Woodifield entrouvrit la bouche à cette vue. Il n’aurait pu avoir l’air plus surpris si le patron avait produit un lapin.

– C’est du whisky, non ? murmura-t-il d’une faible voix flûtée.

            Le patron tourna la bouteille et, tendrement, lui montra l’étiquette. C’était bien du whisky.

– Tu sais, dit-il, levant les yeux, émerveillé, pour regarder le patron ; à la maison, ils m’interdisent d’y toucher.

            On aurait dit qu’il allait pleurer.

– Ah, c’est là que nous nous montrons un peu plus savants que ces dames, s’écria le patron, en faisant main basse sur deux verres posés sur la table près de la bouteille d’eau pour y verser dans chacun un doigt généreux. Bois-le d’un trait. Cela te fera du bien. Et n’y mets pas d’eau. C’est sacrilège de frelater une telle chose. Ah !

            Il engloutit son whisky, tira son mouchoir, s’en essuya hâtivement les moustaches et jeta un regard interrogateur au vieux Woodifield qui le roulait dans sa bouche. Le vieil homme avala, demeura un moment silencieux, puis prononça faiblement :

– Il a goût de noisettes !

            Mais il s’en trouva réchauffé ; le breuvage s’insinua dans son vieux cerveau glacé ‒ il se souvint.

– C’est ça, dit-il, se soulevant de son fauteuil. J’ai pensé que vous voudriez savoir. Les filles étaient en Belgique la semaine dernière sur la tombe de ce pauvre Reggie et, par hasard, elles tombèrent sur celle de ton fils. Elles se trouvent tout près l’une de l’autre, apparemment.

            Le vieux Woodifield fit une pause, mais le patron ne répliqua pas. Seul un frisson de ses paupières trahissait le fait qu’il entendait.

– Les filles étaient ravies de la manière dont l’endroit est tenu, continua la voix flûtée. C’est magnifiquement arrangé. Ce ne pourrait être mieux s’ils étaient ici. Tu n’y es pas allé, n’est-ce pas ?

– Non, non ! 

            Pour des raisons diverses, le patron n’y était pas allé.

– Cela s’étend sur des kilomètres, dit le vieux Woodifield d’une voix chevrotante, et c’est aussi soigné qu’un jardin. Des fleurs poussent sur toutes les tombes. Les allées sont belles et larges.

            On entendait dans sa voix combien il aimait une belle allée large.

            De nouveau, il s’interrompit. Puis le vieil homme s’illumina merveilleusement.

– Vous savez ce que l’hôtel a pris aux filles pour un pot de confiture ? demanda-t-il de sa voix flûtée. Dix francs ! J’appelle ça du vol. C’était un petit pot ‒ c’est ce que dit Gertrude ‒ pas plus large qu’une demi-couronne. Et elle n’en avait pas pris plus qu’une cuillerée quand ils lui ont compté dix francs sur la note. Gertrude a emporté le pot pour leur donner une leçon. Et elle avait raison ; c’est faire du commerce avec nos sentiments. Ils pensent que parce que nous y allons pour faire un tour, nous sommes prêts à payer n’importe quoi. Voilà ce qu’il en est.

            Et il se tourna vers la porte.

– Tout à fait, tout à fait ! s’écria le patron, même s’il n’avait nulle idée de ce qu’il approuvait.

            Il fit le tour de son bureau, suivit à la porte les pas traînards et raccompagna le vieux bonhomme. Woodifield était parti.

            Pendant un long instant, le patron se figea, ne fixant rien, tandis que le commis de bureau, aux cheveux gris, l’observant, entrait et sortait de son cagibi à la façon d’un chien qui s’attend à être emmené en promenade. Puis :

– Pendant une demi-heure, je n’y suis pour personne, Macey, dit le patron. Vous comprenez ? Sans exception.

– Très bien, Monsieur.

            La porte se ferma, le tapis de couleur vive fut de nouveau traversé d’une lourde démarche ferme, le gros corps tomba sur la chaise à ressorts et, penché en avant, le patron couvrit son visage de ses mains. Il avait envie, il se proposait de pleurer ; il en avait décidé….

            Cela avait été un choc terrible quand le vieux Woodifeld, de but en blanc, avait énoncé cette remarque sur la tombe. Il avait eu exactement l’impression que la terre s’était ouverte et qu’il avait vu le garçon, gisant là sous le regard des filles du bonhomme. Car c’était étrange. Bien que plus de six années eussent passé, le patron ne songeait jamais au jeune homme autrement que couché, pareil à lui-même, parfait dans son uniforme, pour un sommeil éternel. « Mon fils ! », gémit-il. Mais les larmes ne venaient pas. Dans le passé, durant les premiers mois et même les premières années qui avaient suivi sa mort, il lui suffisait de prononcer ces mots pour être envahi d’un tel chagrin que seul un violent torrent de larmes pouvait le soulager. Le temps, avait-il alors déclaré, le disant à tout le monde, ne pouvait rien changer à l’affaire. D’autres hommes pouvaient peut-être s’en remettre, oublier leur perte, mais pas lui. Comment était-ce possible ? Il s’agissait de son fils unique. Dès sa naissance, le patron avait travaillé pour lui à la mise sur pied de cette affaire. Il la destinait à son fils, c’était sa seule raison d’être. La vie elle-même en était venue à n’en avoir nulle autre. Comment diable aurait-il pu trimer, se priver, traverser toutes ces années sans cette promesse toujours présente que le garçon lui succèderait, reprenant l’affaire où il l’avait laissée ?

            Et cette promesse était si près de s’accomplir. Avant la guerre, le garçon avait passé une année au bureau à se mettre au courant. Chaque matin, ils partaient ensemble ; ils revenaient par le même train. Et que de félicitations avait-il reçues en tant que père du jeune homme ! Rien d’étonnant ; ce dernier avait merveilleusement pris goût au travail. Quant à sa popularité avec le personnel, tous autant qu’ils étaient, jusqu’au vieux Macey, ne tarissaient pas d’éloges sur lui. Et ce n’était pas du tout un enfant gâté. Non, il se comportait avec son intelligence naturelle, trouvant le mot juste pour chacun, ayant l’habitude de dire, de son air juvénile : « Simplement magnifique ! »

            Mais tout cela était bien fini, comme si jamais cela n’avait été. Le jour était venu où Macey lui avait tendu le télégramme qui fit s’écrouler sur sa tête toute la maison. « Nous regrettons profondément de vous informer… » Et il avait quitté le bureau comme un homme brisé, sa vie complètement détruite.

            Il y avait six ans, six années… Comme le temps passait vite ! On aurait dit que cela s’était produit hier. Le patron ôta ses mains de son visage, perplexe. Il lui semblait que quelque chose n’allait pas. Il n’éprouvait pas ce qu’il voulait éprouver. Il décida de se lever et de regarder la photographie du garçon. Mais il n’aimait pas ce cliché ; l’expression n’était pas naturelle. Elle était froide, sévère. Le jeune homme n’avait jamais ressemblé à cela.

            A ce moment-là, le patron remarqua qu’une mouche était tombée dans son large encrier, essayant faiblement mais désespérément de s’en extraire. Au secours ! Au secours ! criaient les petites pattes qui luttaient. Mais les bords de l’encrier étaient humides et glissants ; la mouche retomba et se mit à nager. Le patron prit un stylo, sortit la mouche de l’encre et, en la secouant, la déposa sur un morceau de buvard. Pendant une fraction de seconde, elle demeura immobile sur la tache sombre qui perlait autour d’elle. Puis les pattes avant remuèrent, retrouvèrent leur équilibre, puis, redressant son petit corps trempé, elle entreprit la tâche immense d’ôter l’encre sur ses ailes. Dessus, dessous, dessus, dessous, la patte essuyait l’aile comme la pierre aiguise la faux, dessus, dessous. Ensuite, le mouvement s’interrompit tandis que l’insecte, donnant l’impression de se hisser sur la pointe de ses orteils, s’efforçait d’étirer une aile d’abord, puis l’autre. Elle y parvint enfin et, s’asseyant, elle se mit, à la façon minutieuse d’un chat, à se nettoyer la face. On imaginait désormais que les petites pattes avant se frottaient l’une contre l’autre avec joie et légèreté. L’horrible danger était passé ; l’insecte y avait échappé, de nouveau prêt pour la vie.

            Mais juste à ce moment-là, le patron eut une idée. Il plongea de nouveau son stylo dans l’encre, inclina son épais poignet sur le buvard et, tandis que la mouche s’exerçait les ailes, s’abattit sur elle un gros pâté. Comment allait-elle réagir ? Comment donc ? La pauvre petite parut absolument effarée, abasourdie, craignant de se mouvoir dans l’incertitude de l’avenir. Mais alors, comme avec douleur, elle se hissa de l’avant. Les pattes antérieures remuèrent, prirent leur appui et, plus lentement cette fois-ci, recommencèrent la besogne depuis le début.

            C’est un petit diable courageux, songea le patron, qui éprouva une véritable admiration pour le courage de l’insecte. Il avait le coup pour affronter l’adversité ; il réagissait comme il faut. Ne pas se laisser abattre ; ce n’était qu’une question de… Mais l’animal, de nouveau, avait accompli sa tâche laborieuse et le patron n’eut que le temps de remplir son stylo et de faire tomber encore, en plein sur le corps nouvellement nettoyé, une autre goutte sombre. Qu’allait-il se produire cette fois-ci ? Un douloureux moment de suspense s’ensuivit. Mais voyez, les pattes avant remuaient de nouveau ; le patron fut pris d’un accès de soulagement. Il se pencha sur la mouche en lui disant tendrement : « Tu es rusée, petite p… » Et lui vint vraiment l’idée brillante de lui souffler dessus pour accélérer le séchage. Malgré tout, ses efforts désormais avaient quelque chose de timide et de faible. Le patron, en trempant le stylo profondément dans l’encrier, décida alors que cette fois-ci serait l’ultime.

            Elle le fut. Le dernier pâté s’abattit sur le buvard saturé ; la mouche souillée y demeura, sans bouger. Les pattes arrière collaient au corps ; on ne voyait pas les pattes antérieures.

– Allez ! dit le patron. Dépêche-toi !

            Et, du stylo, il bouscula l’insecte, ‒ en vain. Rien ne se produisit ou ne risquait de se produire. La mouche était morte.

            Le patron souleva le cadavre sur l’extrémité du coupe-papier et le flanqua dans la corbeille. Mais il fut saisi d’un si horrible sentiment de misère que l’effroi littéralement le gagna. Se penchant en avant brusquement, il sonna Macey.

– Apportez-moi un buvard neuf, dit-il gravement, et faites vite.

            Tandis que le vieux bougre se retirait à pas feutrés, il se mit à se demander à quoi il était en train de penser auparavant. Qu’était-ce ? C’était… Il sortit son mouchoir et le passa sous son col. Drôle de vie ; il ne se souvenait absolument pas.Traduction 

« Le douzième jour » et « Feu » de Rosanna Warren

Traduit et introduit par Aude Pivin

Keywords
Rosanna Warren, Translation

____________________

Rosanna Warren vit à Chicago où elle enseigne la littérature à Chicago University. Elle a publié cinq recueils de poèmes aux Etats-Unis : Snow Day (1981), Each Leaf Shines Separate (1984), Stained Glass (1993), Departure (2003) et Ghost in a Red Hat (2011) et reçu de nombreux prix (Lamont Poetry Prize, Witter Bynner, Award of Merit in Poetry, entre autres). On trouvera en français des  poèmes traduits par Aude Pivin dans les revues : Conférence, Place de la Sorbonne, Pleine Marge, Jardins, Rehauts, Dans la Lune et sur les sites internet  Poezibao, Remue.net et Terres de femmes. 

Rosanna Warren entretient des liens forts avec la France où elle a vécu dans sa jeunesse. Un chapitre entier de son essai littéraire paru en 2009, Fables of the Self, est consacré à son apprentissage de la langue française dans un lycée de Grasse. Sa biographie de Max Jacob, Max Jacob a life in art and letters (2020) est publiée chez Norton.

L’évocation des morts est peut-être le thème où Rosanna Warren a révélé la plus grande force de son art, comme le lecteur le découvrira dans le sillage funèbre d’Achille où le poète nous entraîne avec ‘The Twelfth day’. Il y a les villes qui disparaissent sous les eaux ou les bombes, comme Bagdad dans ‘Fire’. Ecrire à la lumière de la mort c’est aussi écrire pour les proches, ceux et celles qui partent prématurément. Mais le spectre des guerres et des morts est toujours contrebalancé par la trace qu’il laissent dans la conscience de ceux qui restent et doivent les faire renaître, en pensée, en poésie ou en traduction : l’élégie définit aussi pour Rosanna Warren la traduction littéraire, qu’elle pratique, du grec ancien, du français ou de l’italien. Dans son essai Fables of the Self, voici ce qu’elle dit  : « Dans l’élégie, qui s’accompagne du rituel de la mort et de la renaissance du dieu de la fertilité, je vois une figure du travail de la traduction, qui implique mort, démembrement, et (du moins l’espère-t-on !) renaissance d’un texte, comme une consolation pour les endeuillés, ou les lecteurs. »

The Twelfth day

It is the twelfth day
The hero will not take food
He refuses wine   sleep   women

How can the body nor spoil?
Dragged by chariot
gashed   smeared

in mud and horse droppings
Mutilate Mutilate
cries the hero’s heart

as he lashes the horses
around and
around the tomb

If he can just
make his mark on this
corpse whose

beauty freshens
with each lunge
as though bathed

in balm   Even the gods
in gentle feast are
shocked: Is there no

shame? The hero has
no other life
He has taken

to heart a body
whose face vaulting
through gravel and blood

blends strangely
with the features
of that other

one: the Beloved
For this is
love: rigor

mortis in the
mortal grip
and never to let

go Achilles hoards
and defiles the dead
So what if heaven

and earth reverberate
release So what
if Olympian

messages shoot through
cloudbanks   sea
chambers   ether

So what if everything
echoes the Father  let go let
go   This is Ancient

Poetry It’s supposed
to repeat
The living mangle the dead

after they mangle the living
It’s formulaic
That’s how we love   It’s called

compulsion   Poetry can’t
help itself
And no one has ever

explained how
light stabbed
the hero   how he saw

in dawn salt mist
his Mother’s face (she who
Was before words she

who would lose him)
Saw her but heard
words   Let him let

go   Saw her and let
his fingers loosen
from that

suspended decay and
quietly
too quietly

turned away

 

Le douzième jour

C’est le douzième jour
Le héros refuse toute nourriture
vin    sommeil    femme

Pourquoi le corps n’est-il pas pourri ?
Traîné par un char
écharpé    souillé

par la boue et les excréments 
Mutiler Mutiler
hurle le cœur du héros

alors qu’il fouette les chevaux
tournant et retournant
autour de la tombe

S’il peut seulement
laisser sa marque sur ce
cadavre

dont la beauté se ranime
à chaque bond en avant
comme baignant

dans un baume    Même les dieux
festoyant tranquillement sont
choqués : N’a-t-il pas 

honte ? Le héros n’a
aucune autre vie
Il a pris 

à cœur un corps
dont le visage voltige
dans les graviers et le sang

et se mélange étrangement
avec les traits
de  

l’autre : l’Etre aimé
Car il s’agit bien 
d’amour : la rigor

mortis dans l’ 
étreinte mortelle
qui jamais ne lâche 

prise       Achille ramasse
et profane le mort
Et qu’importe si le ciel

et la terre résonnent
relâche      Et qu’importe si 
les messages

jaillissent de l’Olympe comme des flèches 
à travers les nuages    la mer 
les chambres    l’éther 

Qu’importe si tout fait 
écho au Père    lâche
prise    lâche    C’est de la Poésie

Antique    Elle est censée
se répéter
Les vivants mutilent les morts

après avoir mutilé les vivants
formule archaïque
Voilà comment nous aimons    On appelle ça

coercition    La poésie 
ne peut s’en empêcher
Et personne n’a jamais 

expliqué comment
la lumière a poignardé
le héros    comment il vit

dans la brume salée de l’aube 
le visage de sa Mère (elle qui
Avait précédé les mots elle

qui allait le perdre)
La vit mais entendit 
les mots    Lâche prise 

lâche    La vit et desserra  
les doigts 
sur ce 

pourrissement en attente et
silencieusement
trop silencieusement

s’éloigna

 

 

Fire

It would take a voodoo skull, one eye darkened,
one candle‐lit, to see

into these pictures. Who set that fire? Who piled
that cliff of smoke? The newsprint

is jaundiced, ripped at the edge.
I set that fire, I piled

that bombastic, mountaining smoke.
I mound it up every night and I don’t haul anyone out.

The bodies are stiff, like little T‐squares.
It’s not clear what geometry problem they solve.

The ditch is a rampart.
The live ones, turbaned, stand on the upper rim.

Bombed trucks burn rectangularly.
The books on Mutanabi Street make a chunky oatmeal mush.

This world, the same for all, was shaped by no god or man
but always was and will be

an everlasting fire, said Heraclitus. And the child
in the charred room reaches out to touch the wall:

the furniture’s burned, his father’s shot, the mirror
reflects only the camera flash.

We found fire in our souls before
we stole it from heaven.

Now we are the lords of light
and the darkroom is ours.

 

Feu

Il faudrait un crâne vaudou, un œil d’ombre noire, 
un oeil d’éclat flamme, pour voir

dans ces images. Qui a mis le feu ? Qui a élevé
cette falaise de fumée ? Le papier journal

est jauni, déchiré au coin.
C’est moi qui ai mis le feu, empilé

cette fumée théâtrale qui colline.
Je l’ai amassée la nuit et je ne tire personne dehors.

Les corps sont raides, comme des équerres en T.
Difficile de dire quel problème géométrique ils résolvent. 

Le fossé est un rempart.
Les vivants, enturbannés, se tiennent sur le rebord.

Les camions bombardés brûlent rectangulaires.
Les livres de la rue Mutanabi forment une grosse bouillie d’avoine.

Ce monde, le même pour tous, ne fut conçu ni par dieu ni par [l’homme
mais a toujours été et sera toujours 

un feu éternel, dit Héraclite. Et l’enfant
dans la chambre calcinée tend la main pour toucher le mur :

le mobilier est brûlé, le père fusillé, le miroir
ne reflète que le flash.

On trouva le feu dans nos âmes bien avant
de le dérober au ciel.

Nous voici les seigneurs de lumière
et la chambre noire est la nôtre.

 

Aude Pivin est née à Paris où elle a longtemps été enseignante avant de travailler comme médiateur familial. Depuis 1998, elle traduit de la poésie américaine (Rosanna Warren, Katie Peterson, Maureen McLane) et publie régulièrement des textes de création ou critiques (Remue.net, Diacritik, L’atelier du roman, Secousse, Conférence, Saint Ambroise). Elle fait également partie du comité de rédaction de la revue Remue.net au sein duquel elle anime des rencontres à la Maison de la poésie, entre autres, et tient divers rubriques de littérature et de cinéma.

Poems of War: Mary Borden, Edith Sitwell, Eavan Boland

Translated by Sarah Montin

Keywords
Translation, Mary Borden, Edith Sitwell, Eavan Boland

____________________

Three woman poets; three different conflicts. Mary Borden’s unpublished sonnets on the First World War, Edith Sitwell’s litanies of the Blitz and Eavan Boland’s muted evocation of the Troubles in the 1970’s, all offer distinct forms of poetic testimony to the political conflicts of their times.

Better known for her poem “Song of the Mud” (1917) and her collection of stories The Forbidden Zone (1929), Mary Borden wrote “Is the World Small” in 1917, one of several unpublished holograph sonnets (discovered in her husband’s archives and transcribed by Marcia Phillips McGowan), written while she was active as a nurse on the Western Front. Built on nine questions addressing the role of the artist in war and, possibly, the duty and place of the woman poet, this poem offers a candid expressions of existential and artistic anguish from one of the rare woman poets who had first-hand experience of the battlefields of the Somme.  

Edith Sitwell, who had already contributed to the poetic output of the First World War (most notably by editing and publishing several of Wilfred Owen’s poems in the 1919 edition of Wheels) is an established poet when she writes her now-famous “Still Falls the Rain”, set to music by Benjamin Britten in his Canticles (1954). Inspired by the bombing of Sheffield in December 1940, this powerfully rhythmic poem introduces the voice of the civilian witness, against a phonic background of falling bombs, hammered nails and dripping blood. Writing as a Catholic, occupied by the tragic vision of the world at war, she transforms the Blitz into a retelling of Christ’s passion, and evokes the redemption of man by divine pity. Both deeply personal in her vision and universal in scope, her individual experience of the war disappears behind a speech of oracular anonymity.

Far removed from Mary Borden’s and Edith Sitwell’s passionate syntax, Eavan Boland’s seemingly subdued, quietly ironical, evocation of the Troubles in Ireland at the beginning of the 1970’s, was published in 1975, in her second collection of poems, The War Horse. Written from the point of view of a suburban wife and mother witnessing from her window the destruction of her flower-beds by an errant horse, it evokes the irruption of the “atavistic” violence of Irish history in a place of peace. Beneath the domestic surface landscape and the reassuring rhyming couplets, the poem speaks of the vulnerability of the artist confronting or evading political conflict while offering one of the first attempts of a woman poet to engage with the Irish political poem.

 

Mary Borden   « Le Monde est-il petit » (1917)

Le monde est-il petit parce que Dieu n’existe pas?
L’aventure est-elle fade car il faut faire sans
L’incroyable salaire de la vanité  –
Mon immortalité ?  Suis-je un amas
De chair stupide parce que je désespère ?
L’exigence du devoir est-elle moins terrible,
Les mains qui supplient moins pitoyables,
Ai-je moins raison, ai-je moins le droit de prétendre
À la quête de la vérité? Pourquoi faillir avant la fin ?
L’amour et le mystère ne s’accordent-ils plus ?
Les passions n’implorent-elles plus la poésie ?
N’ai-je pas un sanctuaire à défendre ?
Ce flambeau que je tiens, ne pourrais-je le passer ?
Ne brûlera-t’il pas longtemps après ma mort ?

Mary Borden   “Is the World Small” (1917)
Is the world small because there is no God?
Is the adventure dull, because I must dispense
With vanity’s astonishing recompense
My immortality? Am I a clod
Of stupid flesh, because I know despair?
Does duty make less terrible demands
Does pity hold out less imploring hands,
Have I less reason and less right to dare
To follow truth? Why fail before the end?
Does love no longer live with mystery;
Passions no longer plead for poetry;
Have I no sanctuary to defend?
This torch of mine, shall I not hand it on?
Will it not burn, long after I am gone?      
                [poem no longer under copyright]

Edith Sitwell La Pluie tombe, encore. Sous le Blitz, 1940. Nuit et Aube.
(traduction avec Romain Nguyen Van)

La Pluie tombe, encore –
Sombre, comme le monde des hommes, noire comme notre perte –
Aveugle comme les mille neuf cent quarante clous
Sur la Croix.

La pluie tombe, encore –
Cognant comme cœur qui bat et maintenant martèle
Dans le Champ du Potier, comme le bruit des pas impies

Sur la Tombe :
                        La pluie tombe, encore
Dans le Champ du Sang poussent les espoirs vils, et le cerveau hu- [main
Cultive son avarice et grouille au front de Caïn.

La pluie tombe, encore –
Aux pieds de l’Affamé sur la Croix.
Jésus Christ, chaque jour, chaque nuit, toi qui restes rivé là, aie pitié de nous –
De Dives et de Lazare :
Sous la pluie, la plaie et l’or ne font qu’un.

La pluie tombe, encore –
Le Sang tombe, encore, du Flanc blessé de l’Affamé :
Il porte en Son Cœur toutes les blessures, – celles de la lumière [morte,
Dernière pâle lueur
Du cœur suicidé, les blessures des ténèbres, tristes et indifférentes,
Les blessures de l’ours que l’on tourmente–
L’ours aveugle qui pleure et que meurtrissent ses maîtres
Dans sa chair sans défense … les larmes du lièvre que l’on chasse.

La Pluie tombe, encore –
Alors – O je bondirai vers mon Dieu : qui donc me retient –
Vois, vois le sang du Christ qui ruisselle au firmament :
Il coule du Front que nous avons cloué à l’arbre,
Et s’abîme jusqu’au cœur mourant, jusqu’au cœur assoiffé,
Gardien des feux de ce monde, – leurs noires macules de douleur
Sont comme la couronne de laurier de César.

Alors résonne la voix de Celui qui comme le cœur des hommes,
Fut jadis enfant couché parmi les bêtes –
« Je t’aime encore, et encore je répands ma lumière innocente, mon [Sang, pour toi.»

 

Eavan Bolan  Le Cheval de guerre (1975)

Par cette nuit sèche, rien d’inhabituel
Dans ce cataclop, cataclop, ces fers

Désinvoltes qui battent la mort
Comme un poinçon sur la monnaie innocente de la terre.

J’ouvre la fenêtre, regarde la soie filante
Du jarret, du boulet, libéré de son joug quotidien

Au camp des gitans sur Enniskerry Road,
Il passe et souffle, renâcle,

Tête baissé. Il est parti. Plus de peur que de mal.
Seule une feuille de notre laurier a été arrachée –

D’un intérêt second, comme un membre amputé
Une rose, c’est tout, qui ne grimpera plus maintenant

La pierre de notre maison, être interchangeable, simple
Ligne de défense, engagé volontaire

Pourrait-on dire, un simple crocus, sa tête bulbeuse
 Soufflée dans l’œuf, l’un des morts sans cri.

Mais nous sommes sains et saufs, la peur informe
D’un engagement féroce s’est évanouie : pourquoi se soucier

D’une rose,  d’une haie, d’un crocus qu’on déracine
Comme des cadavres, lointains, écrasés, mutilés ?

Il avance en trébuchant, comme la rumeur de guerre, immense,
Menaçant. Les voisins choisissent le stratagème

Des rideaux. Il trébuche dans notre petite rue,
Par bonheur ne s’arrête pas devant chez nous.  Immobile, j’attends

Puis soulagée m’appuie sur le rebord
Et, un instant seulement, mon sang se fige

Par atavisme.  Cette rose qu’il a broyée part
En lambeaux sur notre haie, rappelle le temps

Des campagnes incendiées, des rubans secrets à la boutonnière :
Une cause déjà ruinée, un monde trahi.

 

Sarah Montin is Senior Lecturer in literature and translation at the Université Sorbonne-Nouvelle. She works on classical and contemporary war poetry and has published Contourner l’abîme, Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre (Sorbonne Université Presses, 2018). She has also translated several of the WWI poets into French, including Wilfred Owen, and most notably Ivor Gurney and Isaac Rosenberg for the Éditions Alidades. She is now working on a translation of Edward Thomas’ war verse.

Between Myth and Memoir: American Female Soldiers’ Writings of the Iraq and Afghanistan Wars

AMY WELLS

Keywords
women’s writing,  female soldiers, Iraq, Afghanistan, war memoirs

Abstract
The image of American female soldiers is often positioned somewhere between traditional myths of femininity/masculinity and the reality of soldiers’ experiences as detailed in their memoirs. The examples cited here go beyond that of a woman writing down her war story for posterity’s sake or using her war experience as inspiration for a fictionalized text. When it comes to women’s war writings of the “Long War,” they have evolved to include a variety of sub-genres, ranging from myths put forward by mainstream media such as CNN and Fox News; first-person memoirs that are presented “as told to by” or “with” or listing the woman as the copyright holder, implying that these narratives have been touched-up by ghost writers; journalistic recreations of soldiers’ stories based on interviews and archival research executed by female journalists; and fictional works that represent American female soldiers written by women writers. Women’s war writing of the twenty-first century displays a range of experiences when it comes to the realities of being a female soldier in the United States military. 

Resumé
L’image des femmes soldats américaines se situe souvent quelque part entre les mythes traditionnels de féminité/masculinité et la réalité des expériences des soldats telles qu’elles sont détaillées dans leurs mémoires. Les exemples cités ici vont au-delà de l’histoire d’une femme qui écrit son récit de guerre pour la postérité ou qui s’inspire de son expérience de guerre pour rédiger un texte fictif. Les écrits de guerre des femmes de la « guerre longue » ont évolué pour inclure une variété de sous-genres, allant des mythes mis en avant par les médias tels que CNN et Fox News, aux mémoires à la première personne présentés « tels que racontés par » ou « avec » la femme en tant que détentrice des droits d’auteur, ce qui implique que ces récits ont été retouchés par des prête-plumes, en passant par des reconstitutions journalistiques d’histoires de soldats basées sur des interviews et des recherches d’archives effectuées par des femmes journalistes, et puis des œuvres de fiction représentant des femmes soldats américaines écrites par des femmes écrivains. Les écrits de guerre des femmes du XXIe siècle témoignent d’une large gamme d’expériences concernant les réalités de la vie d’une femme soldat dans l’armée américaine.

 

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Women’s writing about war is not new to the twenty-first century. Actually, since there has been war in America, there has been women’s war writings: Abigail Adams wrote to her husband John Adams, a member of the Continental Congress, on the eve of the declaration of the Revolutionary War in 1776. She urges him to “remember the ladies”: 

I long to hear that you have declared an independency. And, by the way, in the new code of laws which I suppose it will be necessary for you to make, I desire you would remember the ladies and be more generous and favorable to them than your ancestors. Do not put such unlimited power into the hands of the husbands. Remember, all men would be tyrants if they could. If particular care and attention is not paid to the ladies, we are determined to foment a rebellion, and will not hold ourselves bound by any laws in which we have no voice or representation (“Abigail Adams urges husband to ‘remember the ladies’”).

Here, Abigail Adams’ war writing is not about her actions or observations made during the war, but rather her letter gives advice about how the negotiation of independence should be extended to include that of the American women. Her words will echo in the 1848 “Declaration of Sentiments”, a document mainly authored by Elizabeth Cady Stanton and signed by both men (32) and women (68) that calls for women’s right to vote. American women would wind up waiting until 1920 for federal suffrage in the United States. In this same way, American women would also have to wait until well after the start of the twenty-first century to have equal access to the right to engage militarily in direct combat. This new access has led to a corpus of works about and by female soldiers in Iraq and Afghanistan. 

This analysis of the representation of female American soldiers in Iraq and Afghanistan continues work originating in a previously published article, “Laisser une trace : les écrits des femmes soldats américains en Irak comme lieu de mémoire”(Wells 291-311). The conclusions of this first study were that the number one killer of these female soldiers is their American male counterparts and that in face of this embarrassing problem, the women’s writings constitute a memorial to their sacrifice. Building upon some of the same sources discussed in this previous article and taking into account additional materials that have been published since that time, this case will take into account the representation of these women from a variety of media sources, demonstrating how the image of American female soldiers is often positioned somewhere between traditional myths of femininity/masculinity and the reality of soldiers’ experiences as detailed in their memoirs. The examples cited below go beyond that of a woman writing down her war story for posterity’s sake or using her war experience as inspiration for a fictionalized text. When it comes to women’s war writings of the “Long War,” they have evolved to include a variety of sub-genres, ranging from myths put forward by mainstream media such as CNN and Fox News; first-person memoirs that are presented “as told to by” or “with” or listing the woman as the copyright holder, implying that these narratives have been touched-up by ghost writers; journalistic recreations of soldiers’ stories based on interviews and archival research executed by female journalists; and fictional works that represent American female soldiers written by women writers. While the majority of sources treat women soldiers deployed to Iraq, given the American presence in Afghanistan, it is important to consider the role of the women in battle there too. In order to explore what women’s war writing on Iraq and Afghanistan has to reveal about the conditions of American female soldiers in combat, we will first look at the historical context of the Desert Wars and the United States Military’s evolving approach to women warriors. Then, we will take up two examples that represent the myth making of American female soldiers. Finally, we will turn back to the more literary and journalist examples of women’s war writing to identify the narrative strategies employed when it comes to relating the narratives of female soldiers. As this corpus demonstrates, women’s war writing of the twenty-first century displays a range of experiences when it comes to the realities of being a female soldier in the United States military. 

I. Historical Context

The shifting roles open to American women at war have had an influence on these women’s war stories, and the fact that the United States has undertaken several combats within the last three decades has increased women’s exposure to combat, even if women represent only roughly 15% of Armed Forces (Lemmon 32). More precisely, the United States engaged in Operation Desert Shield from August 1990 to January 1991, and Operation Desert Storm for little over a month in early 1991, January-February. These battles are known as the Gulf War. Following these actions, there was Operation Desert Fox in 1998. The next conflict, Operation Iraqi Freedom, endured from 2003 until 2011, but the United States redeployed in 2014 with the eruption of insurgence from ISIL/ISIS/al daesh in Operation Inherent Resolve. While simultaneously at war in Iraq, the United States also initiated Operation Enduring Freedom in Afghanistan, a war, which like the other, is still on-going. It is perhaps this notion of unceasing war which has led to the use of the term “The Long War”: while it has never been official, the term “The Long War” dates from a 2006 Department of Defense senior leaders conference at which CENTCOM head General John Abizaid titled a briefing “The Long War.” There seems to have been a coordinated effort on the part of the military and politicians to get this term out in the media. According to Abizaid, the concept of the “Long War” refers to “the battle against Sunni-Islamic extremism, Iranian hegemony, the other threats to stability, and the need to protect the global economy in the Middle East” (Michaels 39). General Peter Pace has also evoked the fact that terrorist campaigns last “10, 20, 30 years, and therefore there is no reason to believe that these terrorists would have a time span in their minds of anything less” (Michaels 39). Fortunately, now, in this first year of a new decade, a peace deal was signed in Doha, Qatar, between the Taliban and the United States, establishing the withdrawal within fourteen months of United States troops if the Taliban honors its commitments, notably keeping Afghanistan free from terrorist bases (Michaels 39).

Bearing in mind this sequence of military operations, it is important to note that the ensemble of stories we read and the media representations we receive are framed by two legislative texts: the 1994 “Combat Ban”, or the “Direct Ground Combat Definition and Assignment Rule” and its 2013 retraction. In the first memo from the Secretary of Defense, Les Aspen, under President Bill Clinton, he specifically states a rule about women in direct combat and a definition of what is direct combat:

Rule. Service members are eligible to be assigned to all positions for which they are qualified, except that women shall be excluded from assignment to units below the brigade level whose primary mission is to engage in direct combat on the ground, as defined below. 

Definition. Direct ground combat is engaging an enemy on the ground with individual or crew served weapons, while being exposed to hostile fire and to a high probability of direct physical contact with the hostile force’s personnel. 

The Services will use this guidance to expand opportunities for women. No units or positions previously open to women will be closed under these instructions (Direct Ground Combat Definition and Assignment Rule).

While the memo states “this guidance” is “to expand opportunities for women,” it is most often cited by the women themselves as blocking them for the positions they wish to pursue and impeding the ground forces in Iraq and in Afghanistan from obtaining critical information from females encountered in the clearing of insurgents’ compounds. In Ashley’s War: The Untold Story of a Team of Women Soldiers on the Special Ops Battlefield (2015), Gayle Lemmon also cites two other arguments used to block women from direct combat: “would a woman be able to carry a large man off the battlefield under fire?” (Lemmon 68) and “their periods would attract bears out in the wild” (Lemmon 70).

Despite the ingrained military belief that it was necessary to keep women out of direct combat, the reality on the ground is that women were already in the combat zone executing “support” services. Lemmon cites the Marine Corps’ “Lioness Program,” dating from 2003 and 2004, in which an 

 […] ad hoc group of twenty female soldiers and female Marines—most of them drivers or mechanics certified on the .50-caliber machine gun—to join male Marines and Army soldiers on raids, security patrols, and at the increasing number of security checkpoints designed to stop suicide bombers. Much of the Lionesses’ work consisted of searching Iraqi women for hidden weapons and explosives vests, and confirming they were indeed women, not men who had disguised themselves beneath the veil (Lemmon 8).

Women had to execute these searches on women in order to comply with the namus code of Middle Eastern virtues in which men and women must be kept separate: without this intervention on the part of female soldiers, the female population would be left unverified. 

In the fictional work, Be Safe I Love You (2014), Cara Hoffman’s character Laura Clay reminisces about this situation, reflecting the reality of women soldiers’ implications. At one point she explains her job:  “They were going house to house for insurgents. And it was her job to search the women” (Hoffman 121). At another point in the narrative, the character is bitter about the combat support role: “She thought of the slur ‘combat support.’ Because officially women weren’t in combat. They just support. It was the same fucking job as every soldier she served with, but with the added downgrade in title and pay” (Hoffman 121; 275). In other words, the work really being done did not correspond to the military policies, and women soldiers have been suffering financially and morally from this discrepancy. As Lemmon advances in her elaboration of Ashley’s War, she explains how military officials came to realize and then negotiate the need for female soldiers, putting forward Admiral Olson’s conclusion that “in order to achieve success, the missions needed women (Lemmon 9). Olson arrived at this analysis by realizing that:

[…] from a strategic point of view, not having access to Afghan women meant that U.S. soldiers were entirely blind to half the country’s population, and all the information and social influence it held. Even more: whatever may have been hidden in the women’s quarters—everything from enemy combatants to weapons and nuggets of critical intelligence—would remain unfound. This reality signaled a dangerous security gap, for no soldier had ever truly cleared a house when even a single room went unchecked (Lemmon 8).

For these reasons, Admiral Olson was able to organize a trial run of a female unit entitled the Cultural Support Team (CST), that would deploy alongside the exclusive Rangers, either in “direct action”, accompanying them on nightly raids, or “indirect action”, with the Green Berets, to work in Village Stability Operations. Lemon’s Ashley’s War retraces the development of the CST unit, with the material created from over 400 hours of interviews focusing on the individual stories of female soldiers who applied, succeeded, and executed missions. The soldier evoked in the title was a blonde woman, who, newly married, died in action from an IED in 2011. 

            Within the context of the CST unit, female soldiers were clearly working and dying in direct combat, despite the 1994 combat ban. The American military decided to bring coherence to their policies and their official actions, thus undoing the 1994 Rule with the January 2013 Women in the Service Joint Review Directive: “Therefore, the 1994 Direct Ground Combat Definition and Assignment Rule excluding women from assignment to units and positions whose primary mission is to engage in direct combat on the ground is rescinded effective immediately.” While none of the sources discussed below reflect this 2013 decision, the lifting of this ban will lead to even more combat stories (and perhaps KIA deaths) on the part of women. Now that we are grounded in the war historical context and the official role of women soldiers regarding the American military, we can turn to the myths and memoirs of these soldiers. 

II. Myths of American Female Soldiers: Two Faces to Represent Two Extremes

This analysis investigates how, when a female soldier has a story to tell, her message gets delivered. We are looking into how, as readers, we can rest assured that we are getting the story straight, accessing history through “her” story. The latter proves difficult, as female soldiers turn out to be an anomaly—when attention is directed at them, it may be as a distracting technique from other serious political or military actions, or the media may be manipulating the story to be sure that the narrative fits into the pre-conceived notions or readily available stereotypes for female soldiers. In Soldiers’ Stories: Military Women in Cinema and Television Since World War II, Yvonne Tasker pinpoints the discrepancy between “real world” female soldiers and the entertainingly fictitious ones:

In the wake of the gender integration of the U.S. military, those narratives that did center on military women have tended to figure them as single, childless, and exceptional high achievers rather than ordinary women or mothers. […] At the same time that media interest suggests the military woman provides a compelling image, hers is a story that seems difficult to tell. Indeed the filmmakers Meg McLagan and Daria Sommers comment on their attempt in a documentary on female veterans, Lioness (2009), to escape some of these media clichés: “While the reality of the changing role of female soldiers was playing itself out on the ground in Iraq, here at home the image of the female soldier stagnated in the public imagination, polarized between Jessica Lynch at one extreme and Lynndie England at the other” (Tasker 278). 

Tasker’s citation of McLagan and Sommers leads us to this polarized, mythical representation of female soldiers, as represented by Jessica Lynch and then Lynndie England. As you may recall, Private First Class Jessica Lynch was the petite, young, former beauty queen blonde that was rescued from Iraq. According to Susan Faludi, it was important to represent Lynch as “ultrafeminine,” to be sure that military women stay in their place (Tasker 215). Furthermore, as Rick Bragg points out in the Lynch memoir, “The war needed a hero then, badly. The war’s planners needed a clear win, not just unspecific images of bombs dropping and dust exploding” (Bragg 153). Not only was the rescue mission morale boosting, but Bragg also emphasizes Jessica’s gender as a crucial element that would distinguish her case from that of other missing soldiers: 

Some people would resent it, would despise the fact it took a blonde, green-eyed Miss Congeniality to become the face of war, but it happened—and as the other soldiers in Iraq died with little more than a nice feature in their local newspaper Jessi’s disappearance saturated the mountains and then seeped out and out, into wider America (Bragg 106).

But, most important to our questioning here is how the media took Jessica’s story, which she told in an extremely imprecise fashion due to her amnesia, and with unflattering details regarding the military (her weapon malfunctioned and the convoy got lost and ambushed despite their GPS tools), and transformed it into a heroic narrative, and the woman herself, into a “female Rambo” and a “rape victim” (Jaramillo 213). Deborah Lynn Jaramillo has studied this media representation in her book Ugly War, Pretty PackageHow CNN and Fox News Made the Invasion of Iraq High Concept (2009). Jaramillo points out how the Jessica Lynch story evolved in mainstream media:  

The Project for Excellence in Journalism studied the development of the Jessica Lynch story and found that despite evidence that refuted the Pentagon’s version of events, the mainstream news media were “more likely to latch on to the more sensational version of events’”:

April 1:       CENTCOM informed the press that Lynch had been rescued

April 2:       “wounds” become “gunshot wounds”

April 3:       Lynch called “female Rambo”

April 4:       Conflicting stories about her wounds; introduction of the “Iraqi lawyer who saved her life”

April 7:       Lynch mistreated as a prisoner

April 15:     Question of “what actually happened”

May 15:     “Reconsideration of the Story” (Jaramillo 215)

As this chronology demonstrates, the media worked the facts of Lynch’s rescue into an acceptable war story, following collectively accepted stereotypes of what a female prisoner of war might look like. Given the “high-conceptualization” of the Lynch story, I would like to suggest that as readers, or partakers of media productions, we should seek out the female soldier’s own words. During the rescue operation, when the American soldiers identify themselves and say they are there to protect her and take her home, Lynch simply responds: “I am an American soldier, too” (Bragg 131). Despite the context of rescuing a damsel in distress, Lynch’s response puts herself on the same level as the other soldiers. Furthermore, Lynch consistently spoke out about debunking certain media spins on her story. In the introduction of her memoir, she specifically states: “For twenty years, no one knew my name. Now they want my autograph. But I’m not a hero. If it makes people feel good to say it, then I’m glad. But I’m not. I’m just a survivor. When I think about it, it keeps me awake at night” (Bragg 5). Clearly, Lynch made efforts to tell what really happened to her, even if the media was not interested in her story. 

            On the opposite end of the femininity spectrum, we have the uneducated, unattractive, vulgar, “trailer trash” Lynndie England. England was overly present in the media as photos featuring her with male prisoners in torture scenes from the Abu Ghraib prison went viral on the Internet. The photos show a rather boyish looking soldier who seems to be toying with the prisoners.  Out of context, Lynndie’s behavior seems scandalous. We only get more of her story during her court-martial trial, where her defense relied on the influence exerted on her by Charles Graner, with whom she was having a sexual relationship during her deployment, and who is the father of her child (Brockes np). If we insist on looking at her own words, she explains why she thought what she was doing was acceptable: “To all of us who have been charged, we all agree that we don’t feel like we were doing things that we weren’t suppose to, because we were told to do them. We think everything was justified, because we were instructed to do this and to do that” (“Female GI In Abuse Photos Talks” np). Ultimately, England publicly apologized: “I apologize to coalition forces and all the families, detainees, the families, America and all the soldiers” (izquotes np). Despite this apology, in a “where are they ten years later,” article, England maintains that “Their (Iraqis’) lives are better. They got the better end of the deal, […] They weren’t innocent. They’re trying to kill us, and you want me to apologize to them? It’s like saying sorry to the enemy.” (“Iraq War 10 Years Later: Where Are They Now?” np). Through her representation as a “zero” rather than a “hero”, Lynndie England is the opposite example of Jessica Lynch and Ashley White. In her 2009 article “What happens in war happens,” journalist Emma Brockes reminds readers that England was not the only female soldier present in the photos, but that she was the most notable, as she looked “like a 14-year-old boy who shouldn’t have been there in the first place” (Brockes np). The media and the public fixated on her unfeminine physical appearance to draw moral conclusions regarding her behavior. In addition, Yvonne Tasker identifies how England’s image portrays the “impropriety” of the female soldier:

The use of Lynndie England’s image to stand for the scandal of Abu Ghraib is the most recent instance of a repeated use of the military woman as an over determined sign of impropriety. Whether she is figured as a feminine victim, an amusing conundrum, or a perverse, masculinized bully these images build on a deeply ingrained cultural assumption about military women’s inappropriate presence. They speak to the persistence of that cultural common sense in which the female soldier is a contradiction in terms, in which she is either not really a solider or not really a woman (Tasker 278).

If military practices and cultural norms render “women” incompatible with “soldier,” we may wonder how these female soldiers out on the line negotiate their identities. Turning from media myths, we can now look into how memoirs, those written by the soldiers themselves, or with help from ghostwriters, or investigative journalists, employ shared narrative strategies to tell the women’s war stories.

III. Memoirs: Common Narrative Strategies from Women’s War Writing on Iraq

First and foremost, the soldiers want to get their stories out. In her introduction, Kayla Williams justifies her writing: 

So I wanted to write a book to let people know what it feels like to be a woman soldier in peace and in war. I wanted to capture the terror, the mind-numbing tedium; and the joy and the honor. Not overlooking the suicidal periods; the anorexic impulses; the promiscuity; and the comradeship and the bravery (Williams 15). 

In stark contrast to the media-brushed Lynch story, Williams is determined to share both the good and the bad about her time as a soldier. In the 2007 fictional work, Dear Violet: Letter from a Dessert Grave, protagonist Charlie Day has been killed in Iraq through a “stupid” truck accident. As the military would not accept her wife as next of kin, Charlie is desperate to find someone to transmit her story so that her wife may learn what really happened to her: 

[…] I picked a somewhat neutral party. Someone who tries to write, someone who can handle hard realities. I picked someone who understands my desperation. But my writer is just an implement to me, like a word processor. If I can put something out there that’s interesting enough, lots of people will read it. The law of averages says that it will get into the hands of someone specific. Because everything you read here is really for one person and one person only. She is my wife, and her name is Violet (Sigafoos 3).

Day’s only hope is that her story will be interesting enough to wind up in Violet’s hands. With official channels of communication shut off, the character has to channel a writer to deliver the news of her death to her wife. 

            After these preambles, other narrative strategies emerge relating to the representation of the female soldier body. These include offering up the physical “specs” of the soldier, the presence or absence of makeup, and memorial tattoos. Most of the journalistic memoirs provide measurement data for the soldiers. When the narrative does not give numbers, it uses repeated clichés, as we see in Gayle Tsemach Lemmon’s descriptions that often depict the soldiers’ body type and hair color. Lemmon’s interviews are conducted to help share women’s war stories, but her journalist style insists on visual descriptions. We read that one solider is “Tall, with ice-blue eyes, walnut brown hair, and tattooed arms, she looked like a Harley-Davidson model”(Lemmon 19). She is portrayed as physically attractive, even model-worthy. Another soldier’s appearance is compared to that of Heidi: “With blond hair and blue eyes, everyone thought she looked like Heidi in the popular children’s movie, a fact that made her passion to be out shooting guns all the more surprising to those who didn’t know her” (Lemmon 22). The image here is made to contrast the physical aspect of the woman and her passion for guns. Lemmon also demonstrates how a female soldier can be both biologically female yet also strong: 

Kate had never contemplated another career, though occasionally she wondered why God hadn’t made her taller than five feet, since He knew she was going to be a soldier. Or male, since He knew she wanted to be infantry. Petite and blond she may have been, but Kate’s compact body was ripped with muscles (Lemmon 24).

Each of these descriptions seems to play off of a comparison of stereotypes or myths—pretty, but biker-ish; Heidi-like, but loves guns; short, but muscular. Perhaps with the advancement of intersectional approaches, even when applied to whiteness (Tomlinson, 3-4), forthcoming narratives of female soldiers can shift the focus from “but” to “and”: female, feminine, and a soldier. Finally, Lemmon emphasizes how female bodies are not taken into consideration when it comes to standard military-issue uniforms: 

Lane had the opposite issue as Ashley: her pants were tight in spots where they should have been loose and loose where they needed to be tight. The area around the groin, which featured a nylon-cotton blend zip fly with a handy Velcro closure for quick action, was somewhat puffed out because something the manufacturers had intended to cover was missing. ‘I don’t think they planned on girls wearing these,’ Lane deadpanned (Lemmon 168). 

Perhaps with the 2013 Women in the Service Joint Review Directive, military-issue clothing will take into account all types of soldiers’ bodies, shifting the standard from that of a male body. These physical descriptions lead readers to believe that these women are attractive, all the while possessing the physical capacity to be a soldier. Even if they are blond and short, some of them are “ripped” with muscles. Their attractiveness is part of the myth of the female soldier that makes them seem more acceptable, because they are clearly defined as female. Their appearances strike a great difference with that of Lynndie England, who was described as looking like a boy. 

            Another indicator often cited to determine if the soldiers’ bodies are female or feminine enough is the presence or absence of makeup. In Love My Rifle More than You: Young and Female in the U.S. Army, Kayla Williams explains how her wearing mascara became a fetishized fantasy for her fellow soldiers. After she wore mascara to a concert, everyone talked about it: “Everyone noticed. This guy I knew who wasn’t at the concert saw me a few weeks later. ‘Hey, Kayla, I heard you wore mascara to the Bruce Willis concert.’ I could not believe it” (Williams 260). Kirsten Holmstedt’s interview of a soldier named Shannon reveals that wearing makeup helped her feel better at home: “None of her female friends in Iraq wore makeup. They were women; but their femininity was buried beneath dirt and grime from sixteen-hour patrols and infrequent showers. It was refreshing to come home, shower daily with clean water, wear makeup, and get her hair colored” (Holmstedt 186). In this case, the makeup routine seems linked to the re-domestication of the soldier and to also represent creature comforts associated with life “off duty.” In a final example, it is Nadia the interpreter who is relieved to find other women in the combat zone wearing makeup:

During her years overseas she had been around a lot of military females who frankly frightened her. They conveyed the impression that any sign of femininity would be perceived as weakness. But here, in this tiny bathroom, were three incredibly fit, Army-uniformed, down-to-earth gals who could embrace being female and being a soldier in a war zone. She found it refreshing—and inspiring. ‘Oh my God, you wear makeup!’ She burst out. Anne laughed as she put the final touches on an abbreviated makeup regimen (Lemmon 178).

From the male gaze, to the representation of self, to one’s reflection off of another woman—the presence and absence of makeup on soldiers’ faces weighs heavily in their body politics.  

            Like their male counterparts, female soldiers’ bodies are also marked by commemorative tattoos. Holmstedt’s interview with Elaine Snavely reveals that this ceremonial tattooing enables the woman to use her body to render homage to her fallen fellow soldiers: 

Snavely got a tattoo of a phoenix on her right hip as a reminder of Iraq. The phoenix, which represents death and rebirth, is shedding four tears and has three feather plumes. The four tears are for the four wounded in her Humvee. The three plumes are for the survivors (Holmstedt 235). 

In a similar way, the fictional Lauren Clay of Be Safe I Love You has black bands on her arms to remind her of lives lost in Iraq: “Her body, pale and lean and strong, biceps and thighs banded with black tattoos, lay basking against the glacial ice […]”(Hoffman 3). In an ironic fashion, Hoffman has Lauren’s best friend criticize them: unlike her captain, Holly does not recognize the black bands as a commemorative choice: rather, she finds them ugly: 

“I didn’t know you had those tattoos.”
[…] “I got these about a month ago.”
“They’re kinda ugly” (Hoffman 200).

The tattooing practice remains a personal one in this instance—the symbolism is lost on an observer outside of the military sphere. These commemorative tattoos render the female soldiers’ bodies a memorial to their experience. 

            These body politics: physical descriptions, wearing makeup or not, and commemorative tattoos, are just a few examples of the narrative strategies we see in women’s war writing on Iraq—we could also just as easily evoke the desire for the women to return to war; their difficulty to integrate back into civilian life; and, as with the case of Lynndie England, physical violence coming from the female body towards the male body.  While only a selection of citations and examples are evoked here, many of the same strategies are repeated across the corpus of soldiers’ memoirs or journalists’ recreations. 

Conclusion

The corpus of women’s war writing stemming from the United States involvement in the Middle East has resulted in several thematic waves. In earlier war writings, women soldiers seemed plagued by issues of sexual harassment, professional blockades, and life-threatening working conditions, spurred on by difficulties with male colleagues or IEDs. Due to changes in official United States military policies, more recent writings focus on the professional aspects, with the push to normalize women’s roles in direct combat. And now, according to the same WISR memo: “Integration of women into newly opened positions and units will occur as expeditiously as possible, considering good order and judicious use of fiscal resources, but must be completed no later than January 1, 2016.” New opportunities lie ahead for women seeking a military career. 

As these extracts have shown, women’s war writings differentiate themselves from that of men, in part due to the emphasis on femininity in physical appearance as expressed by body type and the use of makeup. Furthermore, these writings address the underlying question as to whether a female soldier can be a hero or not. Jessica Lynch, and many others, has rejected this title, but it is a common question in this corpus of war writing. Gayle Lemmon winds down her narrative about Ashley’s war with this very point: “‘Mrs. White, I brought my daughter today because I wanted her to know what a hero was,’ the woman said, holding the hand of a little girl. ‘And I wanted her to know girls could be heroes, too’” (Lemmon 260). As readers and media observers, we can also hope that there will be more stories of American female soldier heroes to come that will not be based on whether or not a woman wears makeup in combat. We are ready to hear a woman’s military history, her story, without relying on myths or stereotypes. 

Bibliography 

Primary Sources, Memoirs:

Bragg, Rick. I Am A Soldier, Too: The Jessica Lynch Story. New York: Vintage Books, 2003.

Williams, Kayla and Michael E. Staub. Love My Rifle More than You: Young and Female in the U.S. Army. New York: W.W. Norton & Company, 2005.

Primary Sources, Journalistic Reports:

Holmstedt, Kirsten. Band of Sisters: American Women at War in Iraq. Philadelphia: Stackpole Books, 2007. 

—. The Girls Comes Marching Home: Stories of Women Warriors Returning from the War in Iraq. Philadelphia: Stackpole Books, 2009. 

Lemmon, Gayle Tsemach. Ashley’s War: The Untold Story of a Team of Women Soldiers on the Special Ops Battlefield. New York: Harper, 2015. 

Primary Sources, Literary Works:

Hoffman, Cara. Be Safe I Love You. London: Virago, 2014. 

Sigafoos, N. Dear Violet: letter from a desert grave. Olympia: Sigafoos & Witcher Publishing, 2007.

Primary Sources, Government and Historic Documents:

“Declaration of Sentiments,” https://www.nps.gov/wori/learn/historyculture/declaration-of-sentiments.htm

http://www.defense.gov/news/WISRJointMemo.pdf

http://www.govexec.com/pdfs/031910d1.pdf

Secondary Sources:

Brockes, Emma. “What happens in war happens.” The Guardian, 3 January 2009.

http://www.theguardian.com/world/2009/jan/03/abu-ghraib-lynndie-england-interview

Editors, History.com. “Abigail Adams Urges Husband to ‘Remember the Ladies.’” History.com, A&E Television Networks, 2009, www.history.com/.

“Female GI In Abuse Photos Talks,” CBS News, 12 May 2004. Accessed November 2015. cbsnews.com/news/female-gi-in-abuse-photos-talks/

Jaramillo, Deborah Lynn. Ugly War, Pretty PackageHow CNN and Fox News Made the Invasion of Iraq High Concept. Bloomington: Indiana University Press, 2009.

Mashal, Mujib. “Taliban and U.S. Strike Deal to Withdraw American Troops From Afghanistan.” The New York Times, 29 February  2020. https://www.nytimes.com/2020/02/29/world/asia/us-taliban-deal.html

Michaels, Jeffrey. The Discourse Trap and the US Military: From the War on Terror to the Surge.  New York: Palgrave, 2013.  

Tasker, Yvonne. Soldiers’ Stories: Military Women in Cinema and Television Since World War II. Durham: Duke University Press, 2011. 

Tomlinson, Barbara. Undermining Intersectionalty: The Perils of Powerblind Feminism. Philadelphia: Temple University Press, 2019. 

Wells, Amy D. “Laisser une trace : les écrits des femmes soldats américains en Irak comme lieu de mémoire,” Traces, Empreintes, Monuments: Quels lieux pour quelles mémoires de 1989 à nos jours. Limoges: PULIM, 2014. 

 

Amy D. Wells is Associate Professor of English in the Applied Foreign Languages Department at the Université de Caen Normandie where she teaches American Studies and Business English. Her research interests include the place women create for themselves in American society, whether through literature or political protest. In 2019, she published the book Liberté Francophonie Sexualité : Cinq écrivaines américaines en Normandie dans l’entre-deux-guerres.

 

Ecrire la guerre au féminin ? Edith Stein et la Première Guerre mondiale

ANGELIKA SCHOBER

Keywords
First World War, Life and Death, Jewish-German Patriotism, Empathy, Edith Stein, Women Writing

Abstract
In her autobiography, Life in a Jewish Family, Edith Stein, philosopher and Carmelite who was born in 1891 in a liberal family and assassinated at Auschwitz in 1942, describes what Jewish life was like in Germany before 1933. In that way she was able to make response to the images propagated by nazi ideology. Her text also offers precious information about the First World War concerning the atmosphere in Germany in general and universities in particular, how a military hospital functioned in Moravie, etc. The autobiography also offers an important insight about Edith Stein’s personality as a student, nurse, teacher, and assistant to Edmund Husserl during the war. She refused to be cloistered into traditional feminine roles. Without being a pacifist, she did at times criticize the war and developed traits of feminine writing, which was not only limited to women, but could also be practiced by men, such as Lion Feuchtwanger.

Résumé
Dans Vie d’une famille juive  Edith Stein,  philosophe et carmélite, née en 1891 dans une famille libérale et assassinée à Auschwitz en 1942, témoigne de ce qu’était la vie juive en Allemagne avant 1933. Elle veut riposter ainsi à l’image ignoble propagée par l’idéologie nazie. Son texte donne  aussi de précieuses informations sur la Première Guerre mondiale : l’ambiance qui régnait dans l’Allemagne en général et les universités en particulier, le fonctionnement d’un hôpital militaire en Moravie etc. Le livre autobiographique renseigne également sur la personnalité d’Edith Stein qui vécut la guerre comme étudiante, infirmière, enseignante, assistante d’Edmund Husserl et  ne se laissa pas enfermer dans les registres féminins traditionnels. Sans être pacifiste elle critique par moment la guerre et développe  des traits d’une écriture au féminin,  qui n’est pas le seul apanage de femmes mais peut être pratiquée aussi par des hommes,  Lion Feuchtwanger par exemple.

 

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Peut-on écrire la guerre au féminin, autrement dit, est-il possible de parler d’une écriture féminine relative à la guerre ? De toute évidence, il s’agit avant tout d’un domaine masculin comme le montrent plusieurs ouvrages consacrés à la Première Guerre mondiale. Parmi eux on peut citer du côté allemand Orages d’acier  d’Ernst Jünger ou A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, et en France  Le Feu d’Henri Barbusse ainsi que Le grand troupeau de Jean Giono. Mais cela n’exclut pas que des femmes se soient également exprimées au sujet de la guerre. C’est le cas d’Edith Stein, née en 1891 à Breslau et assassinée en 1942 à Auschwitz, qui est avec Hannah Arendt l’une des rares femmes philosophes allemandes.[1]  

Edith Stein n’a pas écrit de texte spécifique sur la Première Guerre mondiale, mais ses remarques à ce sujet méritent l’attention. Elles fournissent des informations précieuses sur la vie des femmes et des hommes en temps de guerre, permettent de mieux connaître la personnalité d’Edith Stein, et mènent à la question de savoir, si l’on peut parler d’une « écriture au féminin » de la guerre, et si oui en quel sens il faut la comprendre.  Notre article va traiter ces trois volets, et pour mettre en valeur le style d’Edith Stein nous avons choisi de la laisser parler souvent elle-même en donnant beaucoup de citations. Les remarques sur la guerre ne se trouvent pas à l’intérieur des œuvres philosophiques mais, pour l’essentiel, dans un texte autobiographique qu’Edith Stein a rédigé entre 1933 et 1935 au Carmel de Cologne. Il fut publié ultérieurement sous le titre Vie d’une famile juive[2]  et sa finalité n’est pas d’informer sur la Première Guerre mondiale. Il  poursuit un autre but. Edith Stein veut témoigner de façon concrète de ce qu’était la vie juive en Allemagne avant 1933, afin de riposter ainsi à l’image ignoble des juifs propagée par l’idéologie nazie. Les quatre derniers chapitres de ce livre[3] contiennent néanmoins des informations sur la guerre.  On est renseigné, par exemple,  sur le fonctionnement d’un lazaret militaire ainsi que sur des détails de la vie quotidienne. Début décembre 1914 Edith Stein note que « quelques semaines avant Noël, nous préparâmes nos paquets pour le front. Les cadeaux étaient choisis avec beaucoup d’amour, on allait chercher dans les pâtisseries les meilleures choses. […]. Ce qui nous donna le plus de mal fut l’emballage extérieur : le règlement voulait que tout soit cousu dans de la toile à sac. »[4] Le livre indique également comment Edith Stein se positionne vis-à-vis des événements et propose aux lecteurs un grand nombre de portraits bienveillants des femmes et des hommes qu’elle a connus.

  1. Vivre et mourir en temps de guerre

Pendant la Première Guerre mondiale Edith Stein avait plusieurs activités. En 1914 elle fit des études de philosophie, histoire et littérature allemande à l’Université de Göttingen,  en avril 1915 elle passe la licence d’enseignement et travaille ensuite pendant cinq mois comme aide-infirmière pour la Croix Rouge dans un lazaret en Moravie. Ce service accompli elle décide de se consacrer désormais à la rédaction de sa thèse de doctorat sous la direction d’Edmund Husserl à Fribourg, et comme sujet elle choisit Le problème de l’empathie. Elle accepte cependant de contribuer de nouveau à l’effort de la guerre quand le directeur de son ancien lycée à Breslau le lui demande. Etant donné que la plupart des hommes sont sur le front, il y a pénurie de professeurs et c’est aux jeunes femmes à peine diplômées qu’on s’adresse pour combler ce manque. De février à septembre 1916  Edith Stein donnait donc « le cours de latin pour les trois classes supérieures », bien qu’elle n’ait pas étudiée les langues anciennes, ainsi que « quelques heures d’allemand, d’histoire et de géographie ». En dépit de cette charge très lourde elle parvint à terminer sa thèse de doctorat. À l’examen oral (Rigorosum)  le 3 août 1916 elle obtint la meilleure mention (summa cum laude) que Husserl réservait en général à ceux qu’il jugeait capable de poursuivre leurs recherches par une habilitation. Il apprécie beaucoup le travail d’Edith Stein qui anticipe plusieurs aspects de ce qu’il voudrait développer lui-même dans le deuxième volume des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure,     et il se réjouit quand elle lui propose de l’assister dans ses travaux. Pendant un an et demi, d’octobre 1916 à février 1918, Edith Stein sera donc l’assistante privée de Husserl. Pour un salaire modeste de 100 marks par mois elle mit de l’ordre dans ses notes éparses, sténographiées au crayon et à peine lisibles. Elle les structura et élabora ainsi le texte que Martin Heidegger publia en 1928 sous le titre Edmund Husserl. Leçons sur la conscience interne du temps [5].    

Edith Stein commente la guerre à travers les expériences de ses amis[6], collègues et  parents qui sont au front : « Pratiquement tous [les] camarades d’études étaient concernés » indique-t-elle, et un « régiment de volontaires de Göttingen se trouvait au plus dur des combats en Flandre ». Ainsi les décès ne se firent pas attendre. « Dès le mois d’août, nous apprenions pour la première fois la mort d’une personne de notre connaissance : Robert Staiger, maître de conférences en histoire de l’art à Göttingen, qui dirigeait en même temps l’orchestre universitaire, formé d’étudiants, et jouait avec ardeur les plus beaux morceaux de musique classique »[7]. Fritz Frankfurther, étudiant en philosophie, était également l’un des premiers à être tombé[8], et  Wolfgang Husserl, le fils ainé d’Edmund Husserl, mourut début 1916 près de Verdun[9]. Adolf Reinach, maître de conférences en philosophie, décéda en 1917.  A son sujet Edith Stein remarque : « Comme nous étions heureuses quand arrivait une carte postale du front, ou même une lettre, de Reinach ! Il se trouvait dans la région de Verdun. Il envoya une fois, dans une lettre, un perce-neige pour chacune d’entre nous. Il les avait cueillis lui-même, ils arrivaient encore pleins de fraîcheur. »[10] Ces perce-neiges du front qui expriment tant de tendresse et d’espoir peuvent apparaître surréalistes, vu l’endroit où ils furent cueillis. Il en va de même pour une photo montrant un soldat allemand qui caresse une chouette. Il s’agit de Hans Lipps qu’Edith Stein apprécie beaucoup à cause de son caractère peu conventionnel : « Il pouvait travailler aussi bien dans un abri de tranchée qu’avec la musique d’un café ou d’un dancing de Göttingen ou de Dresde. Ses lettres ne contenaient la plupart du temps que peu de phrases ; mais il arrivait à remplir la page, vu sa grosse écriture, indéchiffrable pour les non-initiés, où chaque lettre était à elle seule une œuvre d’art. Il n’y avait en fait aucun renseignement sur la situation du front. » Lipps préfère rapporter autre chose. « Tantôt il parlait d’un grillon logé près de son bunker et avec lequel il partageait ses pralinés, tantôt d’une petite chouette qu’il avait attrapée dans une église ; il l’appela Rébecca et la garda longtemps avec lui ; elle remplaçait le hibou Caruso qu’il avait laissé à Dresde chez sa mère. »[11]

Hanns Lipps et la chouette Rébecca.
Photographie envoyé du front près de Verdun.
Bayerische Staatsbibliothek.

Les morts causés par la guerre affectent beaucoup Edith Stein. Ce qui ressort d’une lettre adressée à Roman Ingarden en juillet 1917 qui évoque les anciens camarades de l’Université de Breslau où elle fit ses études avant de venir à Göttingen : « J’ai vu récemment dans ma bibliothèque toute une rangée de thèses d’amis étudiants de Breslau qui sont maintenant tous morts. » Face à cette situation tragique, elle  précise que « c’est comme si l’on appartenait à une génération depuis longtemps éteinte, et l’on s’étonne d’être toujours en vie ».  Elle constate qu’ « à l’occasion, on sent encore en soi le goût de vivre s’éveiller et protester contre cette atmosphère générale de lassitude et de pesanteur ». Mais elle reconnaît également « que ce ne sont que des phases transitoires », pour conclure qu’il « me reste seulement deux motivations » pour continuer à vivre : « la curiosité de voir ce que va devenir l’Europe, et l’espoir d’apporter ma contribution en philosophie »[12].

Edith Stein a bien saisi l’ambiance qui régnait à Göttingen au début de la guerre, et l’on peut supposer que le même climat caractérisait aussi les autres  villes universitaires, voire l’ensemble de l’Allemagne. Lorsqu’ « en plein milieu de notre paisible vie estudiantine éclata la bombe de l’assassinat […] du prince héritier d’Autriche-Hongrie par un Serbe tout laissait présager […] un terrible orage ». Mais il était « inconcevable qu’on en vienne vraiment là ». Car « la paix, la stabilité de la propriété et la permanence de l’état des choses auquel nous étions habitués, étaient comme un fondement indestructible sur lequel notre vie était bâtie ». Quand on comprit enfin  que « l’orage s’approchait inévitablement », on pensait que « cette guerre serait complètement différente » des précédentes. On imaginait notamment que « la destruction serait si terrible que cela ne pourrait pas durer longtemps »[13]. Cette illusion fut largement répandue en Allemagne comme l’indiquent les inscriptions sur certains trains qui transportaient les soldats au front : « Excursion à Paris »,  « Au revoir sur le  boulevard ». 

Soldats allemands en transport vers la France en 1914. Le wagon de marchandises est décoré de slogans légers qui laissent présager une guerre brève.  
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:German_soldiers_in_a_railroad_car_on_the_way_to_the_front_during_early_World_War_I,_taken_in_1914._Taken_from_greatwar.nl_site.jpg

Edith Stein constate que « l’agitation augmentait de jour en jour » et compare cette effervescence générale à son propre comportement : «  je me comportais déjà à l’époque comme j’appris à le faire plus tard de manière tout à fait délibérée en semblables périodes de crise : je restais calmement à faire mon travail bien qu’intérieurement prête à l’interrompre à tout instant. » En effet,  « augmenter l’agitation générale en courant de tous côtés et en bavardant inutilement » ne correspondait pas à sa nature. Elle précise avoir trouvé le modèle de sa façon d’agir dans la littérature antique.  « Je me suis toujours réjouie en lisant Homère, de voir la manière dont Hector renvoie sa femme à la maison et à son travail, après lui avoir dit adieu pour toujours, à elle et à leur petit garçon. » Un calme analogue caractérise Edith Stein au moment où éclate la Première Guerre mondiale. « Je me trouvai, l’après-midi du 30 juillet vers quatre heures, à mon petit bureau, plongée dans Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer […] la guerre était déclarée et tous les cours étaient suspendus. »[14] Le soir même elle rentre chez sa mère à Breslau pour proposer ses services à la Croix Rouge.

Une fois les hostilités commencées, Edith Stein  fait preuve de patriotisme[15]. Se sentant entièrement solidaire avec son pays, elle ne veut plus avoir de vie à elle mais « investir toutes [ses] forces dans ce qui est en train de se passer ». Ce n’est que  lorsque « la guerre sera finie » qu’elle souhaite se consacrer de nouveau à ses « affaires personnelles »[16]. Comme la plupart des Allemands elle est persuadée que la victoire sera remportée comme en 1870. « Nous suivions dans la jubilation de la victoire l’avance de nos troupes en France, nous les indiquions sur les cartes avec des épingles de couleur et attendions le jour où “nous” entrerions dans Paris. » En effet, l’actualité de 1914 est ressentie « comme une magnifique répétition de la campagne de 1870, que nous connaissions à travers nos manuels d’histoire et que nos parents avaient vécue ». Par conséquent « le grand revers essuyé à la première bataille de la Marne » restait « totalement incompréhensible » à Edith Stein, à ses amis et aux Allemands en général[17].  

Cependant, nous découvrons aussi une attitude différente chez elle. A plusieurs reprises Edith Stein se montre critique au sujet de la guerre et ressent la menace qu’elle représente. Sans devenir pacifiste, elle constate : «  L’une de mes expériences de la guerre la plus démoralisante fut la vision d’une longue file de chevaux qui avaient été réquisitionnés [en août 1914] pour les besoins de l’armée et qui étaient conduits à travers les rues. Je ne pus m’empêcher de penser à une immense pompe aspirante qui retirait toute sa force au pays. »[18] Elle s’interroge également sur les motifs qui poussent les hommes à s’engager dans la guerre. Sont-ils aussi nobles qu’ils ont l’air d’être ? Edith Stein pose cette question dans sa thèse de doctorat et observe   qu’ « en général on a tendance à s’attribuer des motifs plus nobles que l’on a en réalité ».  Elle précise que ce constat général peut se vérifier chez certains soldats : « Si je crois par exemple agir par pur patriotisme en entrant à l’armée comme volontaire sans remarquer que le goût de l’aventure, la vanité et le mécontentement avec ma situation actuelle sont en jeu, ces motifs latéraux se soustraient à mon regard réfléchissant et je suis sujet à une erreur au niveau de la perception intérieure et des valeurs. »[19]

Le patriotisme de la famille d’Edith Stein caractérise les juifs allemands en général. D’après Gerhard Jochem, l’enthousiasme patriotique était encore plus marqué au sein de la minorité juive que dans le reste de la population. Car la guerre semblait offrir la possibilité de réfuter les deux préjugés antisémites les plus pugnaces, celui que les juifs seraient lâches et celui qu’ils n’auraient pas de patrie. Encouragés par le discours de Guillaume II du 1er août qui affirme ne plus connaître ni partis politiques ni confessions religieuses mais uniquement des frères allemands, beaucoup de réservistes juifs se portèrent volontaires pour prouver définitivement leur intégration dans le peuple allemand. De sorte que parmi l’ensemble des soldats allemands le nombre des juifs était proportionnellement plus élevé que celui des protestants ou des catholiques[20]. Quant à la famille Stein, un frère d’Edith,   Arno, fut  affecté  au service de santé et « accompagnait  les trains de transport ». Plusieurs cousins étaient sur le front[21], dont Richard Courant, officier suppléant et maître de conférences en mathématiques à l’Université de Göttingen, qui parvient à « établir des communications sans fil entre les tranchées ». Après avoir été blessé deux fois, il  fut envoyé à Berlin pour installer sa découverte sur tous les fronts[22]

2. Expériences au lazaret à l’arrière du front des Carpates 

Comme beaucoup de femmes allemandes et dans d’autres pays belligérants Edith Stein s’est engagée auprès de la Croix Rouge. Au sujet de la France, Yvonne Kniebiehler parle « d’une véritable “passion hospitalière”, car en quelques jours, les grandes villes sont envahies par une profusion d’uniformes – cet uniforme qui deviendra si populaire en ville, voile bleu bordé de blanc et longue cape  de drap bleu foncé, marqué à gauche d’une croix rouge. »[23] Elle précise que toutes ces femmes voulaient vraiment servir, et du côté allemand Adolf Reinach, soldat au front de l’ouest,  écrit dans le même sens : « Chère Schwester Edith, nous sommes maintenant camarades de guerre. »[24] Cependant, la réputation desinfirmières était ambigüe. D’une part elles furent  considérées comme des « anges blancs » au service de la cause patriotique, d’autre part, on les suspecta de moralité douteuse.  Ainsi la mère d’Edith Stein n’apprécie pas du tout l’idée que sa fille travaille dans un hôpital militaire, et un conseiller d’éducation essaye également de l’en dissuader. A sa  question de savoir si elle est « au courant de ce qui se passe dans les lazarets »,  Edith Stein répond que non, en  ajoutant que  « si l’on mettait sa vertu en danger comme il me laissa entendre, et si les infirmières n’avaient pas bonne réputation […] il serait justement nécessaire […] que des personnes sérieuses se mettent à occuper ces fonctions ». Elle précise qu’elle ne se laissait « pas le moins du monde fléchir dans [sa] résolution », et cette assurance constitue  un trait caractéristique de sa personnalité. Quand sa mère déclara : « tu ne partiras pas avec mon consentement ! », Edith  répliqua  « avec la même détermination : alors je dois le faire sans ton consentement »[25].

Etant donné que l’Allemagne n’avait pas besoin d’infirmières au printemps 1915,  Edith Stein fut affectée par la Croix Rouge autrichienne à l’hôpital de Weisskirchen en Moravie, d’abord au  Service typhus, puis au Service de chirurgie. Dès son arrivée dans ce lazaret avec 4000 lits elle fait une expérience qui confirme ce que l’on lui avait dit : « Le lendemain soir dans le petit bureau des médecins […] on  avait dressé une grande table. On y avait disposé de nombreux gâteaux, quelques plateaux de fruits et toute une batterie de bouteilles d’alcools divers. » Ne buvant pas d’alcool, Edith Stein refuse  qu’on la serve et assiste à la scène suivante : « Au fur et à mesure que les verres se vidaient, le ton devenait plus libre. Je finis par rester assise sans rien dire, en regardant avec des yeux ronds ce qui se passait autour de moi. Un médecin tenait la tête d’une infirmière, qui ne voulait pas boire, et lui versait de l’alcool dans la bouche ». Confrontée à cette situation, elle se sentait « de plus en plus mal à l’aise ». Elle « tremblait d’indignation » qu’ « une telle chose puisse se passer sous un toit qui abritait des personnes gravement malades »[26].

Edith Stein dans un lazaret en Moravie dans le cadre d’une fête. Edith Stein Archiv Köln.

Edith Stein aime apporter des soins aux malades et renonce au congé auquel elle a droit au bout de deux mois, bien que le travail l’ait  beaucoup fatiguée. « Comme j’étais sur mes pieds toute la journée, le soir je pouvais à peine me tenir debout » note-t-elle en précisant qu’elle se réjouissait quand le matin venu elle put se convaincre que les malades ne manquaient de rien[27].  A leur égard elle fait preuve d’une grande empathie comme l’illustre l’épisode suivant. « Le patient qui était à ce moment-là le plus gravement atteint […] était un jeune commerçant italien de Trieste. […]. Sa bouche était  constamment remplie d’un mucus souvent mélangé de sang. Schwester Loni me demanda de lui nettoyer la bouche avec un linge chaque fois que je passerais  devant lui. Il me remerciait toujours d’un regard pour ce petit geste charitable. »[28] Mario ne pouvait plus parler, «  il avait complètement perdu la voix ». Mais Edith Stein comprend néanmoins ce qui se passe en lui : « Médecin et infirmières parlaient de lui à son chevet comme s’il ne comprenait rien. Mais  je voyais à ses grands yeux brillants qu’il était parfaitement conscient et prêtait grande attention à chaque mot. La plupart du temps il gisait dans son lit sans bouger mais il nous suivait des yeux. »[29]

Nous voyons qu’Edith Stein agit ici en bonne phénoménologue. Par l’observation attentive de données  concrètes, matérielles,  en l’occurrence des yeux du malade, elle arrive à saisir des réalités psychiques.  Cette capacité lui permet  aussi de rédiger une lettre, sans qu’aucun mot ne soit  prononcé : « Mario […] m’appela une fois par signe et me fit comprendre qu’il aimerait me dicter une lettre. » Il  avait observé qu’Edith Stein écrivait de temps en temps et elle va chercher du papier et une plume : « Je m’agenouillai à son chevet. Il forma alors les mots avec ses lèvres – il n’était même pas en mesure de chuchoter – et je concentrai mon attention sur sa bouche, y lisant chaque mot, l’écrivant et lui montrant chaque phrase que j’avais fini d’écrire pour qu’il la vérifie. Nous avons ainsi réussi à écrire en bon italien une lettre entière à ses sœurs. »[30]

On peut se demander si cette proximité de l’autre, cet intérêt pour autrui, cette capacité d’empathie (qui est aussi, rappelons-le, le sujet de la thèse d’Edith Stein[31]) constitue un trait caractérisant l’écriture au féminin. Cela va en effet dans le sens de la perception de la féminité par Edith Stein telle qu’elles s’expriment dans ses conférences sur la femme et auxquelles nous reviendrons. Pour le moment prêtons encore attention à quelques  informations relatives au fonctionnement du lazaret auquel elle fut affectée. Nous apprenons ainsi que les instructions données par une infirmière valaient des ordres d’un officier et devaient être respectées de la sorte. Le « lieutenant sous l’autorité duquel était le commandement militaire […] était toujours extrêmement poli et recommandait expressément aux hommes d’obéir aux infirmières comme à lui-même ». À en croire Edith Stein, « c’était plus nécessaire de le redire aux garçons de salle qui étaient censés nous aider qu’aux malades ». Car, sans s’insurger ouvertement,  « les Polonais et les Tchèques faisaient de la résistance passive en feignant de ne pas comprendre les ordres en allemand ». Ainsi, pour faire balayer la salle, « il fallait prendre par les épaules un de ces hommes et lui mettre un balai entre les mains. Alors il consentait à se mettre au travail ». Mais « dès qu’on avait le dos tourné, on pouvait être sûr que le balai se retrouvait vite dans son coin ».  Selon le règlement, les infirmières devaient « dénoncer les paresseux au lieutenant », mais elles l’évitaient. Car les punitions des Autrichiens étaient « tellement atroces  qu’on ne voulait exposer personne à ce traitement » : « ils les attachaient ou même les battaient »[32].

La question des nationalités apparaît également dans le récit d’Edith Stein. « Toutes les nations de la monarchie austro-hongroise étaient représentées dans notre lazaret : Allemands, Tchèques, Slovaques, Slovènes, Polonais, Ruthènes, Hongrois, Roumains, Italiens ». On trouvait également des tziganes et parfois un Russe ou un Turc[33], et pour communiquer, il fallait  un dictionnaire en neuf langues. À en croire Edith Stein les nationalités étaient faciles à deviner à cause de leurs comportements spécifiques. Au sujet des Allemands, elle observe par exemple qu’ « ils étaient exigeants et critiques, nos compatriotes » et qu’« ils pouvaient mettre toute une salle en effervescence lorsque quelque chose ne leur convenait pas ». Les Hongrois, par contre, étaient « très réputés pour leur bravoure au combat, et d’une courtoisie chevaleresque à notre égard ». Mais  ils étaient aussi  « ceux qui se plaignaient le plus ». Ainsi lorsqu’ « un nouvel arrivé se lamentait […] dès le premier changement de pansement » on s’adressait à lui en criant « Nem sabot, Magyar ! » (Ce n’est pas permis, Hongrois). Et « les cris de douleurs cessaient alors pour quelques instants ; on ne s’était pas trompé sur la nationalité du malade ».  Les Tchèques étaient considérés comme des traîtres à la cause allemande, mais ils étaient « les plus patients et les plus serviables »[34]. Cependant, les infirmières ne pouvaient « compter sur aucun soutien de la part de la population » qui était « presque exclusivement tchèque et hostile aux Allemands ». Les jeunes filles de Weisskirchen, « toutes pomponnées, étaient assises sur la promenade de cette ville d’eaux à écouter un concert, pendant que nous soignions leurs blessés. »[35]

Le travail au lazaret militaire implique une proximité de la mort qu’Edith Stein ne passe pas sous silence, au contraire. Cette expérience constitue en effet une raison principale pour laquelle elle critique la pensée de Heidegger. Son article « La philosophie existentiale de Martin Heidegger » constate en effet que  « quiconque a assisté à une agonie ne pourra plus croire à un anonyme “On meurt”»[36]Vie d’une famille juive donne un exemple concret. Un soir, lorsqu’elle était de garde de nuit, « les infirmières me reçurent avec la nouvelle qu’un mourant venait d’être admis ». Elles l’invitèrent à « lui faire une piqûre de camphre toutes les heures ». Pendant plusieurs nuits Edith Stein arrive ainsi à entretenir « à grande peine jusqu’au matin la petite étincelle de vie en lui ». La dernière nuit, « je lui avais fait encore quelques piqûres. Entretemps, je surveillais, de ma place, sa respiration – brusquement, elle s’arrêta. J’allai jusqu’à son lit : le cœur ne battait plus. » En rassemblant les objets personnels du défunt pour les remettre au commandement militaire, Edith Stein fait une expérience qui la marqua pour toujours : « un petit billet tomba de son carnet à mes pieds : une prière y était écrite, que sa femme lui avait donnée et qui demandait qu’il reste en vie. » Edith Stein souligne que  «  cela m’atteignit au plus profond de moi-même : ce ne fut qu’à ce moment-là que je réalisai ce que cette mort pouvait représenter sur le plan humain ». Elle est très émue. Le médecin auquel elle demande de constater le décès « dit avec compassion : ‘Schwester, asseyez-vous donc, vous êtes toute pâle et vous avez l’air épuisée’ »[37].   

Au bout de quatre mois de service à l’hôpital, Edith Stein se demande si elle y est vraiment à sa place ou s’il vaudrait mieux poursuivre sa thèse de doctorat. « Une pensée revenait désormais souvent à mon esprit : il n’était peut-être pas très sage d’interrompre pendant si longtemps mon travail de thèse, alors qu’il y avait beaucoup d’autres personnes pour aider à soigner les malades. » Mais elle se demande aussi « si ce n’était pas là un mouvement d’égoïsme. » Après mûre réflexion, et non pas sans combat intérieur, elle se décide en faveur de la thèse. Nous avons donc à faire à la situation intéressante, hors commun, qu’une jeune femme juge sa recherche philosophique plus importante que le travail d’infirmière qui est considéré comme très féminin. Edith Stein quitte donc des chemins balisés, et sa décision nous paraît d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas animée du désir de s’épanouir au niveau personnel, mais par la volonté de servir l’humanité. Cette prise en compte d’autrui, voire de l’humanité entière, constitue en effet un trait spécifique de sa personnalité comme le montrent aussi ses réflexions au sujet des disciplines qu’elle choisit d’étudier. « Nous sommes au monde pour servir l’humanité… »[38] note Edith Stein, convaincue que l’« on [le] fait le mieux en faisant ce dont on a les meilleures dispositions ». Par conséquent elle opta pour  la philosophie[39]. Le désir de servir l’humanité en développant ses propres talents montre du reste aussi qu’elle a grandi dans la tradition du néo-humanisme allemand tel qu’il se manifeste dans les œuvres de Goethe et Schiller[40].

3. Ecrire la guerre au féminin ?

La volonté de dépasser les rôles féminins traditionnels est un trait caractéristique de la personnalité d’Edith Stein qui apparaît dès sa jeunesse. Au lycée elle était connue pour ses positions féministes, ce qui ressort du poème qui lui fut dédié lors de  la fête d’adieux  après le baccalauréat :  

Egalité de l’homme et de la femme
C’est ce que la suffragette réclame.
Assurément, un de ces jours,
Nous la verrons ministre.[41]

Certes, Edith Stein  n’est pas devenue ministre, ce qu’elle n’a jamais souhaité, mais sa capacité à dépasser les rôles traditionnels de la femme est confirmée au printemps 1918. Après avoir achevé les   Leçons sur la conscience interne du temps[42]Husserl souhaite qu’elle continue à travailler pour lui. Mais elle décline cette offre. La composition et la rédaction du texte ne lui ont pas laissé assez de temps et d’énergie pour poursuivre sa propre recherche philosophique. De plus, Edith Stein est déçue qu’une vraie coopération intellectuelle avec Husserl n’ait pas eu lieu. Elle se décide donc à quitter Fribourg pour retourner à Breslau dans la maison maternelle. Elle veut y préparer l’habilitation à diriger des recherches afin de devenir professeure de philosophie dans une université allemande. Une fois de plus elle renonce donc à une activité « féminine », celle en l’occurrence d’assister un homme dans la réalisation de ses œuvres. Elle préfère suivre son chemin à elle, persuadée de pouvoir apporter des choses importantes à la philosophie. Mais Edith Stein a sous-estimé deux obstacles de taille : celui d’être femme et celui d’être juive. Les portes de l’université lui sont restées fermées[43].   

Au début de cet article nous avons indiqué que cinq mois après son départ de l’hôpital militaire de Weisskirchen, Edith Stein contribua de nouveau à l’effort de guerre. Elle accepta en effet d’enseigner dans son ancien lycée bien qu’elle ait préféré se vouer entièrement à la rédaction de sa thèse de doctorat.  Ne reste-t-elle donc pas cantonnée dans les rôles attribués aux femmes ? Cela est moins évident quand on regarde les raisons de son choix. En effet, dans un premier temps  Edith Stein ne veut pas donner des cours et fait savoir qu’il lui manque l’expérience pédagogique nécessaire. Quand elle accepte finalement, ce n’est pas pour des motifs patriotiques comme c’était le cas de son engagement en tant qu’infirmière, mais parce qu’elle veut aider une personne concrète, à savoir un professeur malade qui doit se reposer. En marge du manuscrit on trouve les lignes suivantes : « Il posa ses deux mains sur sa poitrine et dit : “Je suis tuberculeux et je dois faire une cure de repos”. Lorsque j’entendis cela et que je vis en même temps ses yeux fiévreux, je n’hésitai pas à me décider. Je commençai début février mon premier enseignement cinq ans à peine après avoir quitté ce même lycée comme bachelière. »[44]

Cet épisode montre non seulement le grand potentiel d’empathie dont dispose Edith Stein, il rappelle aussi que la Première Guerre mondiale permit aux femmes d’accéder à de nouvelles responsabilités. Elle constate en effet qu’ « en temps de guerre, tout pouvait faire l’affaire ». En principe l’enseignement en lycée était encore un domaine réservé aux hommes, mais pour effectuer des remplacements on fit appel aux jeunes femmes. Deux autres anciennes élèves du lycée d’Edith Stein « qui devaient encore passer leur examen d’Etat (Staatsexamen)  aidaient [ainsi] en mathématiques et sciences naturelles »[45]

Revenons maintenant à la question de l’écriture au féminin[46]. Peut-on considérer comme féminin le fait qu’Edith Stein s’intéresse davantage aux personnes  qu’aux données matérielles, sans négliger pour autant les secondes ? En accord avec ce qu’elle écrit sur la féminité nous pouvons le dire et préciser qu’elle n’est pas la seule à l’affirmer. À la fin des années cinquante, l’écrivaine allemande Marie Luise von Kaschnitz considère la représentation de relations personnelles comme un trait essentiel de la création littéraire féminine[47]. Quant à Edith Stein, il faut encore ajouter l’importance de l’empathie qui ressort  par exemple de sa manière de communiquer avec les malades à l’hôpital et dans la conversation avec le professeur qu’elle devait remplacer.

De prime abord la définition de la féminité par Edith Stein peut paraître très conservatrice, mais regardée de plus près, elle l’est beaucoup moins. Argumentant à partir de la position judéo-chrétienne selon laquelle Dieu créa l’être humain comme homme et femme, elle souligne dans un premier temps l’existence de différences essentielles entre les deux sexes. Etant donné que « les corps sont fondamentalement différents (grundverschieden geartet) », « un autre type d’âme (Seelentypus) » doit exister également, « en dépit de la nature humaine commune ». S’appuyant sur Thomas d’Aquin qui considère l’âme comme la forme du corps (anima forma corporis), Edith Stein précise que les dispositions de la femme (Einstellung) visent  « ce qui est vivant et personnel (das Lebendig-Persönliche) » en se dirigent vers l’ensemble des données (das Ganze)[48]. Elle ajoute que « son désir naturel, vraiment maternel », l’amène à « prendre soin de l’autre, à le nourrir et à promouvoir sa croissance ». En ce qui concerne  « l’objet », c’est-à-dire « ce qui est inanimé » en revanche, la femme s’y intéresse  « moins en tant que tel »  qu’au service qu’il peut rendre à ce qui est vivant et personnel. Tandis que « l’homme s’adonne entièrement à son objet » et qu’en général il « a du mal à tenir vraiment compte d’autres personnes et de leurs préoccupations », la femme possède la capacité suivante : elle sait « pénétrer de façon intuitive et compréhensive (einfühlend und nachverstehend) dans des domaines de connaissance (Sachgebiete) qui lui sont, en principe, étrangers  et qu’elle n’aborderait  jamais sans y être amenée par un intérêt personnel »[49].

Sans le citer, Edith Stein rejoint ici Nietzsche qui apprécie également la capacité d’adaptation féminine. D’après lui, « la force spirituelle des femmes ressort le mieux du fait que la femme soit prête à sacrifier son propre esprit par amour d’un homme et de son esprit ». Il est convaincu que  cela ne constitue nullement un appauvrissement, mais au contraire un enrichissement précieux. Car la femme arrive ainsi à développer  « un second esprit dans le domaine nouveau vers lequel la manière masculine  de penser l’a titrée et qui était, à l’origine, étranger à sa propre nature »[50].

Au sujet des métiers que devaient exercer les femmes et les hommes, Edith Stein argumente à la fois de manière conservatrice et ouvre des voies nouvelles. Dans sa contribution à la « Conférence d’automne de l’Association des universitaires catholiques » qui se tenait du 30 août au 3 septembre 1930 à Salzbourg, elle considère   l’éducation et le soin pour autrui comme les métiers naturels de la femme. Mais en même temps elle remet en cause une identification de la féminité (et de la masculinité) avec le sexe biologique d’une personne, et par là elle anticipe sur certaines réflexions dans le cadre des recherches sur  le ‚genre‘. Elle reconnaît en effet qu’« aucune femme est uniquement femme », car « chacune a ses dispositions et  particularités individuelles au même titre que l’homme ». Edith Stein souligne en outre que les dispositions d’un être humain  – qu’il soit femme ou homme – peuvent en principe se diriger vers (hinweisen) tous les domaines. D’où s’en suit la conclusion qu’ « il n’y a aucun métier qui ne puisse pas être exercé par une femme »[51]

Edith Stein va encore plus loin. Elle insiste sur les bienfaits de la féminité dans le monde du travail et suggère de pratiquer désormais de façon féminine les métiers que l’on considère comme masculins à cause de leur haut degré d’abstraction. Certes, « le travail à l’usine, au bureau, à l’administration, au laboratoire ou dans un institut mathématique » se fait  « sur un matériel inanimé et abstrait ». Mais comme ce travail nécessite, le plus souvent, la coopération entre plusieurs personnes, une présence de la « féminité » est requise et devra se manifester  sous forme d’empathie et d’ouverture à autrui. Pour Edith Stein « le déploiement des vertus féminines peut donc devenir un contrepoids bénéfique au moment où chacun est menacé de devenir un simple élément d’une machinerie, et de perdre ainsi son humanité (Menschentum) ». Autrement dit la féminité doit empêcher que le progrès des sciences et de la technique ne déshumanise l’Homme. Il faut tenir compte aussi de ceci : « tout ce qui est abstrait fait partie in fine de quelque chose de concret, et tout ce qui est inanimé sert en fin de compte à ce qui est vivant », de sorte que « toute activité abstraite se trouve finalement au service d’un tout vivant ». La conclusion suivante s’impose donc : toute personne « capable d’acquérir ce regard [féminin] sur l’ensemble des données (das Ganze), et de le maintenir vivant, aura le sentiment d’y être relié,  même dans l’activité abstraite la plus stérile ».  En effet, Edith Stein est persuadée que « l’intégration des femmes dans le plus grand nombre des métiers sera bénéfique à l’ensemble de la vie sociale, privée et publique, notamment si elle arrive à préserver sa spécificité féminine[52] ».

A partir des réflexions steiniennes sur les enjeux de la féminité dans le monde de travail, nous pouvons dire maintenant que Vie d’une famille juive contient de nombreux exemples d’une écriture au féminin. Car l’intérêt d’Edith Stein se dirige principalement vers les personnes qu’elle a rencontrées et qu’elle décrit avec beaucoup d’empathie. Plus qu’aux données matérielles, elle s’intéresse en effet aux êtres humains. Se pose maintenant la question complémentaire : une écriture au féminin peut-elle être réalisée aussi par un auteur masculin ? Selon la perception de la féminité par Edith Stein cela devrait être possible, sans qu’elle ne donne pour autant d’exemple. Mais à notre avis, plusieurs conditions sont réunies pour dire que Lion Feuchtwanger entre dans cette catégorie, cet auteur allemand à succès qui fut très apprécié par le public[53] et dut fuir l’Allemagne nazie parce qu’il était juif. En lisant son livre autobiographique Le diable en France qui rappelle son internement dans les camps du Midi de la France pendant la Seconde Guerre mondiale, on trouve en effet des traits d’une écriture au féminin. Certes, plusieurs différences existent entre la Vie d’une famille juive d’Edith Stein et Le diable en France de Feuchtwanger. Ainsi il recourt, plus qu’Edith Stein au « voile léger de l’humour » pour décrire ce qu’il a vécu. Il interprète de plus le sort des détenus comme une actualisation de l’histoire des Hébreux, et son texte contient plusieurs citations de la Bible. Ce qui n’est pas le cas chez Edith Stein. Mais ces différences n’empêchent pas que les deux auteurs mettent  l’accent prioritaire sur les êtres humains, sur les personnes qu’ils ont rencontrées. Feuchtwanger s’intéresse aux caractères et à la physionomie de ses camarades d’infortune et porte, comme Edith Stein,  un  regard bienveillant sur eux. Un  regard qui reflète du reste les traditions culturelles et religieuses dans lesquelles ils ont grandi tous les deux : le néo-humanisme allemand de Goethe et de Schiller et le judaïsme qui enseigne que l’homme fut créé à l’image de Dieu.

En décrivant les difficiles conditions de vie dans les camps d’internement,  Feuchtwanger évite ainsi d’étaler les défauts et laideurs dont il est témoin. Lorsqu’il se sent obligé de rapporter des comportements désagréables ou lâches, des situations qui lui inspirent « un sentiment de dégoût, de tristesse, de révolte, de plus profonde humiliation »[54], il ne s’y attarde pas. Aussitôt il cherche à les atténuer, à les rendre moins répugnants  en ajoutant des remarques plus conciliantes. Quand il déplore, par exemple, qu’il y avait, au camp de San Nicola  près de Nîmes,  « des gens qui ne connaissaient qu’une seule crainte, celle que le camp puisse être dissout et qu’ils soient relâchés », il regrette dans la phrase suivantes la violence de son propos. « Veuillez excuser, lecteur, mon emportement » écrit-il en promettant de « parler de choses plus réjouissantes », à savoir de Bernhard Wolf, l’« homme le plus agréable parmi tous les occupants de notre tente »[55].  

Le portrait des soldats de la Légion étrangère que Feuchtwanger côtoyait dans le camp « Les Milles » près d’Aix-en-Provence confirme ce procédé. Il constate certes qu’ils étaient « avides d’argent », mais écrit aussi qu’ils « étaient également vaillants et, à leur manière, honnêtes ». Pour résumer leur manière d’être il rappelle qu’ils étaient « bigarrés comme les multiples décorations que la République avait attachées à leurs poitrines »[56]. Somme toute Feuchtwanger dit avoir « toujours envie de parler de la multitude des visages et des âmes différentes que l’on rencontrait dans le camp »[57]. Son intérêt pour les personnes concrètes avec leurs caractères spécifiques – il parle en effet « des âmes différentes  » – permet à mon avis de parler d’une écriture au féminin selon la définition steinienne de la féminité. D’autant plus qu’il porte un regard plein d’empathie et de bienveillance sur elles. 

Ce constat n’invalide-t-il pas l’hypothèse d’une écriture au féminin ?  Cela n’est pas le cas. En anticipant les discussions de nos jours relatives aux questions de « genre », Edith Stein a vu que l’être humain n’est pas déterminé par son sexe biologique. Féminin ne veut pas dire nécessairement appartenir à ou  être produit par une femme. Le sexe biologique d’un.e auteur.e n’est pas constitutif du regard (féminin/ masculin – ou les deux) qu’une personne,  homme ou femme, porte sur le monde et les êtres humains. En effet Edith Stein écrit: « aucune femme n’est uniquement femme », car « chacune a ses dispositions et  particularités individuelles au même titre que l’homme ». Elle indique en outre que les dispositions d’un être humain  – qu’il soit femme ou homme – peuvent en principe se diriger vers (hinweisen) tous les domaines. Et elle en tire la  conclusion qu’ « il n’y a aucun métier qui ne puisse être exercé par une femme »[58]. Nous pouvons ainsi ajouter qu’il est tout à fait possible qu’un homme choisisse une forme d’expression que l’on peut qualifier de féminine.  

En guise de conclusion rappelons qu’ « Edith Stein et la Première guerre mondiale »  mérite l’attention pour plusieurs raisons. Les remarques à ce sujet constituent un précieux document sur la vie et la mort en temps de guerre, elles illustrent la situation des femmes et des Juifs en Allemagne, éclairent la personnalité d’Edith Stein et montrent en quel sens on peut parler d’une écriture au féminin.  


[1] Son ouvrage majeur Etre fini et être éternel  réunit deux approches philosophiques qui paraissent difficile à concilier, à savoir la pensée médiévale scolastique de Thomas d’Aquin et la phénoménologie du début XXe siècle.

[2]Aus dem Leben einer jüdischen Familie, in Edith Stein Gesamtausgabe ESGA 1, Fribourg/Br., Bâle, Vienne, 2002, cité d’après la traduction de Cécile et Jacqueline Rastoin, Edith Stein (1891-1942), Vie d’une famille juive, Ad Solem, Les Editions du Cerf, Les Editions du Carmel, 2008. 

[3] Les titres des chapitres furent rajoutés par les premiers éditeurs du livre, Lucy Gelber et Romaeus Leuven : VII. Von den Studienjahren in Göttingen (Ah! ce cher Göttingen !), VIII. Aus dem Lazarettdienst in Mährisch-Weisskirchen (Infirmière à la Croix-Rouge),  IX. Von Begegnungen und inneren Entscheidungen (Recontres décicives)  X. Vom Rigorosum in Freiburg (La couronne de laurier).

[4] Vie d’une famille juive, p. 391.

[5]Edmund Husserl. Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewuβtseins,  in Jahrbuch für reine Phänomenologie und phänomenologische Philosophie n° 9 (Halle 1928, p.367-490)Heidegger mentionne Edith Stein dans l’introduction, mais  n’indique pas que son apport fut essentiel. Elle a également mis en forme le deuxième volume des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, publié à titre posthume. 

[6] Par exemple Fritz Kaufmann,  Hans Lipps,  Jean Hering, Rudolf Clemens, le frère d’Erika Gothe ou les frères de Suse Mugdan.

[7] Vie d’une famille juive, p. 391.

[8] Ibid., p. 400.

[9] Il partit à la guerre comme volontaire en 1914, à l’âge de 17 ans. Le second fils de Husserl, Gerhart, fut blessé au printemps 1917.

[10] Vie d’une famille juive, p. 399.

[11] Ibid., p. 479. En note en bas de page Cécile Rastoin donne quelques précisions sur Hans Lipps (1882-1941) : « Comme Edith Stein le raconte, il a passé deux doctorats, en médecine et en philosophie. Il est maître de conférences en philosophie des mathématiques à Göttingen, et de temps en temps médecin sur mer. Il sera plus tard professeur à Francfort-sur-le-Main. Ami intime d’Edith, qui aurait envisagé de se marier avec lui, il est souvent mentionné dans sa correspondance. Marié en 1926, et veuf en 1932, il proposera à Edith de l’épouser mais elle déclinera cette offre, tout en lui gardant son amitié ».

[12] Edith Stein, Correspondance I (1917-1933), introduction, traduction et annotations  par Cécile Rastoin, Ad Solem, Les Editions du cerf, Editions du Carmel, 2009, p. 11. A juste titre Cécile Rastoin remarque dans son introduction qu’ « Edith Stein ressent intensément le besoin de s’engager pour sauver l’Allemagne, et l’Europe avec elle, du chaos politique et du suicide collectif qu’entraîna la Première Guerre mondiale. Ibid.

[13]Vie d’une famille juive p. 382.

[14] Ibid.,  p. 384. 

[15] L’enthousiasme est stimulé par le discours de Guillaume II du 6 août qui affirme que « l’ennemi nous attaque en pleine paix ». Les socio-démocrates, plus réticents au début, adhèrent rapidement au patriotisme général. 

[16]  Vie d’une famille juive, p. 387.

[17] Ibid.,  p. 390.

[18] Ibid. Citation reprise par Didier-Marie Golay, Edith Stein. Devant Dieu pour tous. Vie et message de Edith Stein, Les Editions du cerf, 2009,  p. 76.

[19] Zum Problem der Einfühlung, Edith-Stein-Karmel Tübingen, Kaffke Munich; 1980, éditon en facsimilé de l’édition originale de 1917, Halle, p. 37;  citation reprise par Christian Feldmann, Edith Stein, rororo, Rowohlt Taschenbuchverlag, Reinbeck bei Hamburg, 2004, p. 24.

[20] Gerhard Jochem, „Jüdische Nürnberger im Ersten Weltkrieg“, in Michael Diefenbacher, 

Ulrike Swoboda und Steven M. Zahlaus (dir.), Der Sprung ins Dunkle. Die Region Nürnberg im 1. Weltkrieg. Begleitband zu den Ausstellungen des Stadtarchivs Nürnberg, des Stadtarchivs Erlangen, des Universitätsarchivs Erlangen-Nürnberg und des Stadtmuseums Fürth, 2014, p. 965-966. Susanne Batzdorff, la nièce d’Edith Stein, rappelle que plusieurs organisations juives ont publié des preuves que les juifs allemands ont participé à la guerre autant, sinon plus que la population dans son ensemble. Edith Stein – meine Tante. Das jüdische Erbe einer katholischen Heiligen, Würzburg, Echter, 2000, p.33.

[21] Vie d’une famille juive, p. 391. 

[22] Il « resta à ce poste jusqu’à la fin de la guerre ». Ibid.,  p. 495. Quant à Hans Biberstein, le futur mari de sa sœur Erna, Edith Stein le décrit comme un « ardent patriote ».  Ibid., p. 151. Sophie Binggeli souligne également le patriotisme de la famille Stein et rappelle l’incompréhension de la mère d’Edith lorsqu’en 1933 sa ‘germanité’ (Deutschtum) fut remise en question. Le féminisme chez Edith Stein, Collège des Bernardins, Parole et Silence, Paris 2009, p. 48.

[23] Yvonne Kniebiehler, « Les anges blancs : naissance difficile d’une profession féminine », dans Evelyne Morin-Rotureau (dir.), Combats de femmes 1914-1918. Les Françaises, piliers de l’effort de guerre, Editions Autrement, Collection L’atelier d’histoire, 2014 (première édition 2004). p. 51.

[24] Vie d’une famille juive, p.433 ; citation reprise par Didier-Marie Golay, op. cit., p.81.

[25] Vie d’une famille juive, p.417-418.  

[26] Ibid., p. 426-427. 

[27] Ibid., p. 466.

[28] Ibid., p. 423-424. 

[29]Ibid., p. 441.

[30] Ibid.

[31] Edith Stein choisit l’empathie (Einfühlung) pour la raison suivante : « Husserl avait dit qu’un monde extérieur objectif ne pouvait être appréhendé qu’intersubjectivement, c’est-à-dire par une pluralité d’individus connaissants, communiquant les uns avec les autres. Pour ce faire, une expérience des autres individus était donc préalablement requise. Husserl appelait cette expérience Einfühlung en lien avec les travaux de Theodor Lipps, mais il n’explicitait pas en quoi elle consistait. C’était donc une lacune à combler : je voulais explorer ce qu’était l’Einfühlung. » Vie  d’une famille juive, p. 351.

[32] Ibid., p. 436.  

[33] Les  « Slovaques et Ruthènes, que l’on avait arrachés à leurs paisibles villages pour les envoyer au front » font pitié à Edith : « Que savaient-ils de la destinée du Reich allemand et de la monarchie des Habsbourg ? Maintenant, ils gisaient là et souffraient sans savoir pourquoi. » Ibid., 434.

[34] Edith Stein donne un exemple précis : « Je dus un jour transporter dans un autre lit un malade inconscient et très lourd, afin de refaire son lit. Je pouvais habituellement porter toute seule jusqu’au lit voisin les patients conscients et relativement légers. […] Mais, dans ce cas-là, ce n’était pas possible. Comme aucune infirmière ne se trouvait à proximité, je demandai à un jeune Allemand de Bohême de m’aider. […] Il était toujours aussi aimable qu’un enfant et m’était très dévoué. « Schwester, dit-il, maintenant embarrassé, j’aurais aimé le faire pour vous. Mais je ne peux pas, cela me dégoûte trop ». Alors un Tchèque vint aider Edith Stein en disant : « Cela ne m’est pas facile non plus, dit-il, mais on se doit d’aider un homme malade ».  Ibid., p. 435.

[35] Ibid.,  p. 421.  Elle ajoute que  « lorsque sur la route nous demandions en allemand notre chemin à quelqu’un, nous n’obtenions pas de réponse ».

[36] « La philosophie existentiale de Martin Heidegger », in Phénoménologie et philosophie chrétienne, traduit de l’allemand par Philibert Secrétan, Les Editions du Cerf, Paris1987, p.101.

[37] Vie d’une famille juive, p. 439-440. La prière notée sur un bout de papier constitue, même sans être exaucée,  un élément essentiel sur le chemin d’Edith Stein vers son entrée dans l’Eglise catholique. Le baptême eut lieu le 1er janvier 1922  à l’église paroissiale de Bergzabern.

[38] Ce désir profond se confirme in fine dans son entrée au Carmel le 13 octobre 1933.  

[39] Vie d’une famille juive, p.228. 

[40] Leur impact concret sur sa pensée sera analysé à un autre endroit.

[41] Vie d’une famille juive, op. cit., p. 229. Comme étudiante Edith Stein adhérait à l’Association prussienne pour le vote féminin (Preuβischer Verein für Frauenstimmrecht) fondée en 1902. Par la suite elle entend « aborder la deuxième  ‘phase’ du féminisme », c’est-à-dire « non seulement la conquête de l’égalité mais la réflexion sur la spécificité féminine ». Cf. Cécile Rastoin, Edith Stein (1891-1942). Enquête à la source, Les Editions du Cerf, 2007, p. 19.

[42] In Jahrbuch für reine Phänomenologie und phänomenologische Philosophie n° 9, Halle 1928, p .367-490.

[43] Ses tentatives d’habilitation – à Göttingen en 1919, à Fribourg, Hambourg et Breslau en 1931 – n’ont pas abouti sans que les travaux déposés n’aient été examinés.

[44] Vie d’une famille juive, p. 500. 

[45] Ibid., p. 499. 

[46] Pour comprendre les différents aspects de la féminité telle qu’Edith Stein la perçoit, je renvoie au livre de Sophie Binggeli Le féminisme chez Edith Stein, Collège des Bernardins, Parole et Silence, Paris 2009.

[47] Cf. Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung, „Das Besondere der Frauendichtung“,  Jahrbuch 1957, p. 44 sq. 

[48] Das Ethos der Frauenberufe, contribution d’Edith Stein  à la « Conférence d’automne de l’Association des universitaires catholiques » (Herbsttagung des Katholischen Akademikerverbandes), ESGA 13, Die Frau, Fragestellungen und Reflexionen, introduction par Sophie Binggeli, revu par Maria Amata Neyer, OCD, avec la collaboration scientifique de Hanna-Barbara Gerl-Falkovitz,  Herder, Fribourg/B, Bâle, Vienne, 2005, p.18-19. 

[49] Ibid. p.19.

[50] « De l’esprit des femmes », Humain, trop humain, deuxième volume § 272.  Friedrich Nietzsche, Kritische Studienausgabe en quinze volumes éditée par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1980/ Berlin/ New York, Walter de Gruyter 1967-1977 KSA, II, 494. Voir aussi Angelika Schober, « Le pouvoir au féminin chez Nietzsche », in Aline Le Berre, Angelika Schober et Florent Gabaude (dir.),  Le pouvoir au féminin/ Spielräume weiblicher Macht. Identités, représentations et stéréotypes dans l’espace germanique, Presses Universitaires de Limoges,  2013, p. 57-68.

[51] Das Ethos der Frauenberufe, ESGA 13, p. 22.

[52] Ibid.

[53] Josef Goebbels, le ministre de la propagande considérait Feuchtwanger comme   « l’ennemi numéro un de l’Allemagne ».

[54] Lion Feuchtwanger, Der Teufel in Frankreich. Erlebnisse, Tagebuch 1940, Briefe, Berlin, Aufbau Taschenbuch Verlag, 2000, p. 57. 

[55] Ibid., Tagebuch,  p. 234. 

[56] Ibid., Der Teufel in Frankreich, p. 88. 

[57] Ibid., p. 66.  Pour plus de détails voir Angelika Schober, « Humour et humanisme chez Lion Feuchtwanger », dans Daniel Azuelos (dir.) Lion Feuchtwanger und die deutschsprachigen Emigranten in Frankreich von 1933 bis 1941/ Lion Feuchtwanger et les exilés de langue allemande en France de 1933 à 1941Jahrbuch für Internationale Germanistik, Reihe A – Band 76,  Peter Lang, Bern 2006, p. 225-235. 

[58] Das Ethos der Frauenberufe, ESGA 13, p. 22.

 

Angelika Schober is Professsor at Université de Limoges, conducting research with EHIC (EA 1087, Espaces Humains et Interactions Culturelles), and specialist of the History of Ideas, German culture, interculturality, religion, text and image, Friedrich Nietzsche, Edith Stein, and  her research is associated with Université de Limoges, EHIC. She recently published Geocritique de Nietzsche; France, Allemagne, Europe et au-dèla (Paris: L’Harmattan, 2019).

 

Continuité pastorale contre rupture tragique : ‘Voyage indiscret’ et ‘La Mouche’ de Katherine Mansfield

ANNE MOUNIC 

Keywords
World War I, Katherine Mansfield

Abstract
Experience can be paradoxal for a woman: Katherine Mansfield was near the armed zone in 1915 as she tried to meet Francis Carco,  an author of  popular novels and poet, as well as her lover.  She told the story of that February 1915 journey and seven years later again wrote about the same conflict using the figure of the serpent in an epic twist.

Résumé
L’expérience est paradoxale pour une femme, l’intrusion est indiscrète, voire inconsidérée : Katherine Mansfield s’est trouvée en 1915 tout près du théâtre des opérations, dans ce qu’on appelait à l’époque la « zone des armées »[1], afin d’y rencontrer Francis Carco, romancier populaire, poète, et son amant. Elle raconte ce voyage (février 1915), dans lequel elle frôle le tragique sans y acquiescer,[2] en mai de la même année. Sept ans plus tard, elle revient sur cette guerre en faisant sienne la douleur causée par ce « froid serpent »[3] qui hante l’univers pastoral et apparaît, sous forme d’un « nœud de serpents »[4], dans « The Wind Blows / Le vent souffle ». Dans les deux nouvelles, « Voyage indiscret » et « La Mouche », figures du pouvoir et figures tragiques se confondent tandis que la vie, humble, cruelle et savoureuse, prend un tour épique. Le mouvement de l’aventure, fou et éperdu, la révèle dans sa réalité et ses détails éloquents. La vie immédiate s’exalte dans l’instant mémorable du retour sur soi du récit. Je me propose d’étudier ces deux aspects. Comme la traduction de ces deux nouvelles m’a permis d’en approfondir la lecture, je mettrai ensuite en valeur le relief que donne à l’œuvre originale sa traduction.

 

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Tragique, inerte, abstrait

            Les figures tragiques, dans ces deux nouvelles, sont des figures de pouvoir risquant de faire obstacle à la volonté individuelle, jusqu’à mettre en péril la vie elle-même. Au cours de l’escapade de la narratrice, dans « Voyage indiscret », on rencontre tout d’abord, à la gare, le « Commissaire de Police ; de l’autre, un officier Sans Nom. Me laissera-t-il passer ? »[5] Notons que le premier n’a pour seul nom que sa fonction, ce qui les rend tous deux d’autant plus abstraits, même si le « Commissaire » s’incarne lourdement par sa laideur : « C’était un vieil homme à l’épais visage tuméfié, couvert de grosses verrues. Accroupies sur son nez, des lunettes à monture d’écaille. »[6] Cette pesanteur charnelle contraste avec la grâce et la légèreté de la narratrice, dont le sourire « du petit matin », comme un papillon, va « voleter contre les lunettes d’écaille »[7] et tomber. La figure d’autorité suivante est une femme, qui défend la sévérité de l’armée et prédit à la voyageuse qu’elle ne pourra guère quitter la gare de X. La nécessité est invoquée ; le nom de la gare d’arrivée se voit bientôt qualifier de « fatal »[8]. Cette dame peu amène porte un chapeau sur lequel est « couché » une « espèce de mouette »[9] ; la phrase mêle le français et l’anglais ; l’accord du participe passé n’est pas fait. L’oiseau devient accusateur dans l’imagination de la narratrice, bientôt « terrifiée »[10], jusqu’à en avoir le souffle coupé.

            Et l’on retrouve à la gare d’arrivée le même type de configuration qu’à Paris, « deux colonels assis derrière deux tables »[11]. Le mot ne prend pas de majuscule, à la différence de la première épiphanie, mais le lecteur ne perd rien pour attendre puisque, une fois leur air qualifié de « superbe et tout-puissant »[12], ils deviennent, tout naturellement, « Dieu 1er » et « Dieu 2nd »[13]. Nous atteignons, dans l’effroi de l’interdit, une forme de transcendance absolue : « J’éprouvai le terrible sentiment, en tendant mon passeport et mon ticket, qu’un soldat allait s’avancer et me demander de me mettre à genoux. Je me serais agenouillée sans poser de question. »[14] Ce divin, considéré dans sa toute-puissante grandeur, est toutefois mis à mal par la capacité d’esquisse, rapide et précise, de l’auteur, qui donne aux deux personnages une réalité charnelle contredisant l’abstraite rigueur de leur absolutisme : « Leur tête roulait sur leur col serré comme un gros fruit trop mûr. »[15]

            Plus tard, les soldats bravent l’interdit qui pèse sur eux ; ils se cachent pour boire au café, où ils ne devraient pas se trouver après huit heures du soir. La menace, réelle, est formulée par la patronne du « Café des Amis » qui craint qu’ils n’attirent chez elle les gendarmes. Toutefois, dans ce monde parallèle, où l’ami supplante l’ennemi ainsi que l’ennui,[16]la figure d’autorité, réduite à un bruit de pas, perd de sa toute-puissance, comme absorbée dans la puissance de vie du monde pastoral : « Les gendarmes poussent ici partout aussi serrés que les violettes. »[17]

            L’opposition entre continuité pastorale et rupture tragique structure « La Mouche », écrite sept ans plus tard, alors que Katherine Mansfield se savait malade de la tuberculose depuis 1917 et souffrait beaucoup. Tout comme son fils, alors que celui de Woodifield se nomme Reggie, le personnage dénommé « le patron »[18] demeure anonyme, seulement caractérisé par son pouvoir, (sans majuscule toutefois), ainsi que par son deuil, qui fige le devenir jusqu’à l’inerte. Si Woodifield nomme son fils par son prénom, le « patron » ne le nomme que par rapport à lui-même, comme son fils, dans un rapport de possession. La continuité pastorale, incarnée par l’ami, le « vieux Woodifield »[19], ou « Champ boisé », s’avère double. Elle est à la fois le renouveau des beaux jardins et des allées « belles et larges »[20], fussent-elles celles des cimetières militaires de Belgique, et le lent travail de décomposition que l’abstraction du pouvoir ne peut admettre : « Cela avait été un choc terrible quand le vieux Woodifield, de but en blanc, avait énoncé cette remarque sur la tombe. Il avait eu exactement l’impression que la terre s’était ouverte et qu’il avait vu le garçon, gisant là sous le regard des filles du bonhomme. Car c’était étrange. Bien que plus de six années eussent passé, le patron ne songeait jamais au jeune homme autrement que couché, pareil à lui-même, parfait dans son uniforme, pour un sommeil éternel. ‘Mon fils !’, gémit-il. »[21] L’inertie que le refus de la métamorphose impose au devenir s’incarne dans la photographie du jeune soldat posant en uniforme dans un univers factice. « Le jeune homme n’avait jamais ressemblé à cela. »[22]

            La rupture que la mort inflige au cours du temps et, du point de vue du pouvoir, à l’ordre des choses, invite au sacrifice, qui est une exaltation du tragique dans une forme d’abstraction esthétique. « Dans toutes les grandes tragédies, » écrivait W.B. Yeats en 1936, « celle-ci est une joie pour l’homme qui meurt ; en Grèce, le chœur tragique dansait. […] Si la guerre est nécessaire, ou nécessaire à notre époque et chez nous, le mieux est d’oublier ses souffrances comme nous oublions le malaise de la fièvre en nous rappelant notre réconfort à minuit quand la fièvre tomba, ou comme nous oublions les pires moments d’une plus douloureuse maladie. »[23] Face à la souffrance de la mouche, qui cherche à récupérer ses ailes et son souffle après être tombée dans l’encrier, le patron oppose une « idée », puis une « idée brillante »[24], toutes deux consistant à offrir une issue fatale à la lutte de l’insecte pour vivre. Katherine Mansfield convoque subrepticement la présence de la faux, comme si le geste salvateur devait appeler sur elle avec plus d’ardeur la fatalité incarnée par « le patron »  : « Dessus, dessous, dessus, dessous, la patte essuyait l’aile comme la pierre aiguise la faux, dessus, dessous. »[25] En effet, son « admiration pour le courage de l’insecte »[26] le conduit à aggraver l’expérience, jusqu’à la mort. On songe à ce que suggère Hawthorne sur l’indifférence scientifique dans « The Birthmark » (1843) et « Rappacini’s Daughter » (1844). On sait aussi qu’Aristote affirmait que le spectacle de la tragédie devait purifier les émotions de pitié et de crainte. Une fois le cadavre de la mouche évacué dans la corbeille à papier, « le patron » connaît enfin l’oubli, qui fait écho à celui de Woodifield, au début, tout en lui étant contraire, puisque motivé par une rupture : « Tandis que le vieux bougre se retirait à pas feutrés, il se mit à se demander à quoi il était en train de penser auparavant. Qu’était-ce ? C’était… Il sortit son mouchoir et le passa sous son col. Drôle de vie ; il ne se souvenait absolument pas. »[27] Woodifield, lui, était pris par la jouissance du moment présent alors que le patron est toute volonté. Il décide du sort de la mouche puisqu’il ne peut gouverner ses émotions. Le sacrifice lui redonne une illusion de maîtrise sur sa propre personne. La catharsis est accomplie.

            La vie, par-delà la rupture, est restaurée, mais c’est au prix d’une perte de l’instant, d’une aliénation à la réalité de la vie charnelle. On entrevoit deux points de vue : tout d’abord, une esthétique de la compensation face à une nécessité souveraine, que décrit Rachel Bespaloff dans son étude sur l’Iliade (entreprise dès 1939 et publiée à New York en 1943) en parlant de « rédemption par la beauté »[28], ou un sursaut éthique visant à restaurer la vie dans son flux continu : « L’éthique elle-même n’est avant tout qu’un instant de résurrection, une insurrection de la force finie contre sa propre déchéance et sa corruptibilité. »[29] Le récit, enraciné chez Katherine Mansfield dans cette ambivalente continuité pastorale, provoque cet « instant de résurrection » comme l’indique la fin de la nouvelle intitulée « Feuille d’Album » : « ‘Excusez-moi, Mademoiselle, vous avez fait tombé ceci.’ Et il lui tendit un œuf. »[30] On voit à l’œuvre une éthique de l’individu étreignant, comme la mouche, cette extériorité qui lui résiste afin de naître, dans ce retour sur soi de la conscience, comme sujet.

Continu, pastoral, épique

            Le récit s’inscrit dans la réalité charnelle grâce aux notations précises, tenant du croquis rapide, voire de la caricature, que j’ai signalées. Nous pouvons également mentionner, dans « Voyage indiscret », le « petit soldat, tout entier bottes et baïonnette. Il avait l’air triste et perdu, tel un petit dessin comique attendant la blague à écrire au-dessous »[31]ou les soldats français imprimés sur la « poitrine » du pays « comme de vives décalcomanies irrévérencieuses »[32]. Les deux notations marquent tout à a fois l’empathie de l’auteur à l’égard des conscrits et un jugement, léger, sur le ridicule de cette guerre.

            Dans « La Mouche », la sincérité de Woodifield est soulignée par la comparaison : « à la façon dont un bébé, dans son landau, scrute les alentours »[33]. Quant à la position de pouvoir du patron, elle est accentuée par l’attitude de son domestique, qui « entrait et sortait de son cagibi à la façon d’un chien qui s’attend à être emmené en promenade »[34]. Dans les deux nouvelles, les notations pastorales se superposent au tragique comme pour le confondre. La narratrice croit voir des fleurs dans les cimetières au mois de février : « Ce sont des bouquets de rubans attachés aux tombes des soldats. »[35] Admirant la campagne qu’elle aperçoit du train, elle pose la question : « a-t-on livré des batailles dans de tels lieux ? »[36] Comme, chez Shakespeare, les lieux pastoraux que sont la forêt d’Ardennes ou celle de Bohême permettent de corriger la corruption de la cour (As You Like It / Comme il vous plaira, 1600) ou le tragique induit par le monarque absolu (The Winter’s Tale / Le Conte d’hiver, 1611), dans « Voyage indiscret », ils rendent la guerre irréaliste, voire impossible. Elle devient, littéralement, contre-nature. Dans « La Mouche », Woodifield décrit le cimetière comme un beau jardin avant de parler de l’anecdote du pot de confiture, facturé trop cher à l’hôtel. Le renouveau pastoral garantit la continuité de la vie. Le « temps est la miséricorde de l’éternité »[37], comme l’écrivait William Blake dans Milton(1804-1808). Shakespeare le soulignait déjà dans The Winter’s Tale / Le Conte d’hiver lorsqu’il faisait apparaître, au début du quatrième acte, le Temps, jouant le rôle du Chœur, afin de réparer la perte occasionnée par l’absolutisme de Leontes. Il est en son pouvoir de « renverser la loi »[38] ainsi que d’instaurer et de dépasser la coutume. Le récit épouse cette qualité tout ambivalente, mais parfois rédemptrice, du devenir. Jaques l’exprime dans As You Like It / Comme il vous plaira :

Ainsi d’heure en heure, nous ne cessons de mûrir,
Et puis d’heure en heure, nous ne cessons de pourrir ;
Et par ce moyen se noue le conte.[39]

Fidèle lectrice de Shakespeare, Katherine Mansfield envisage le récit comme reprise, au sens kierkegaardien du terme. Nous l’avons vu. L’abondance d’onomatopées dans le récit donne au lecteur le vif sentiment de l’immédiat. Une continuité s’établit, de la vie au récit. Ajoutons que l’auteur nomme Kezia, fille du Job à qui Dieu restitue ce qu’il a perdu, (ce que le philosophe danois nomme « reprise »[40] en 1843), la petite fille qui la représente dans ses nouvelles d’enfance. La mort de son frère en 1915 l’incita à payer à leur pays et à leurs jeunes années cette « dette d’amour »[41]. « Je t’aime je t’aime », écrit-elle ensuite. « Les mots ressemblent à des fleurs. »[42] Il s’ensuit que lorsque les gendarmes se confondent avec des parterres de violettes, ils perdent de leur aspect menaçant. Le récit s’arroge le pouvoir fécondant de la nature, sa capacité d’infini. On songe ici au célèbre poème de Wordsworth, auquel pense Katherine Mansfield, dans « Bliss / Félicité », lorsqu’elle fait fermer les yeux à son personnage, qui voit « sur ses paupières le joli poirier et ses fleurs grand ouvertes comme le symbole de sa propre vie »[43]. Les jonquilles du poète romantique « s’étiraient en une ligne infinie »[44].

            Le récit affirme également la continuité de la vie et son infini en se situant à la suite des autres récits, qu’il peut mêler à son propre tissage. Dans ses Carnets, Katherine Mansfield se montre soucieuse du suivi de l’histoire littéraire : « Quand je lis une pièce de Shakespeare, je veux être capable de la situer en relation avec ce qui est venu avant & vient ensuite. »[45] Elle exprime aussitôt le même intérêt en ce qui concerne la Bible, qu’elle dit lire beaucoup. Dans « Voyage indiscret », nous avons déjà trouvé la représentation de la Trinité, avec Dieu 1er, Dieu 2nd et une mouette parodiant le Saint-Esprit sur un chapeau, mais la référence biblique, plus étendue, constante, nous mène plus loin. Elle s’impose dès l’abord, par cet énigmatique début : « Elle ressemble à Sainte Anne. »[46] Suit une allusion à Sainte Blandine ou au Livre de Daniel (6, 17-25), auquel elle fait allusion, par l’image de la « fournaise ardente »[47] (Daniel 3, 15) dans « The Doves’ Nest / Le nid des colombes », nouvelle écrite en Suisse en janvier 1922 : « En Burberry, on a fait face aux lions. »[48] Le départ de la narratrice donne l’impression d’une fuite éperdue vers un ailleurs indéterminé, les noms des villes se transformant en simples lettres. L’espace se modifie comme le temps, puisqu’elle n’a plus sa montre. Vient ensuite l’homme qui porte des poissons dans un seau : « Il ressemblait à une figure échappée de quelque image sainte, paraissant implorer le pardon des soldats pour sa simple présence… »[49] Nous nous apercevons que l’un des dieux fume « ce que les dames adorent appeler une grosse cigarette égyptienne »[50]. Vient ensuite la fin des temps, dans le café, qui nous projette dans l’Apocalypse. Les visages, dans le Café des Amis, rappellent « une famille réunie pour le repas du soir, dans le Nouveau Testament »[51]. L’évocation de la mère de la Vierge pour désigner cette concierge si maternelle à l’égard de sa locataire, place la narratrice dans le rôle de Marie ; l’adjectif qualifiant la cigarette nous conduit en Egypte. La fuite en Egypte fut causée par le Massacre des Innocents : la narratrice décrit les soldats perdus, blessés, ne pouvant, comme des enfants, s’empêcher de pleurer. Elle juge l’événement de façon allusive, discrètement, tout en montrant à quel point la vie se poursuit malgré tout dans cette atmosphère d’apocalypse. Elle suggère que tout cela est une mascarade par l’emploi de métonymies (« une baïonnette »[52] désignant, par exemple, le soldat qui la porte). Entre Nativité (le contrôleur utilise des « forceps »[53] pour poinçonner le ticket) et fin des temps, elle se révèle dans sa complexité. Dans les deux nouvelles, on boit du whisky, qui n’est autre que de l’eau-de-vie. C’est le dernier mot de « Voyage indiscret ». La vie se recrée dans le récit grâce aux caractérisations quasiment homériques (le soldat aux yeux bleus) et aux noms comme issus directement de contes (Barbe Noire). Le temps du récit embrasse le commencement (la Nativité) et « le tout dernier jour »[54], ‒ c’est de temps humain et non de chronologie linéaire, ou mécanique, qu’il s’agit, ‒ et met en scène pouvoir et transcendance absolus ainsi que le genre humain dans sa fuite et sa résistance épiques. Ce sont les rôles respectifs du patron et de l’insecte dans « La Mouche ». Le récit y sape les fondements du pouvoir en sa vanité. La description des objets dans le bureau rénové vient en contrepoint à la fierté du pouvoir, quasiment puérile.

            Dans cette nouvelle, l’allusion est implicite. On songe au petit poème de William Blake, qui assimile le frêle insecte à l’homme, dont il est par ailleurs victime. En suivant la continuité des figures, le personnage de Gloucester, dans King Lear / Le roi Lear (1604-1605), s’impose, lui qui, victime de la fourberie des filles ingrates du roi, énonce : « As flies to wanton boys, are we to th’Gods;/ They kill us for their sport »[55] (« Comme les mouches victimes de la cruauté gratuite des garçons, nous sommes les victimes des Dieux, / Qui nous tuent pour leur plaisir. ») Le duc, dans la tradition de l’antiquité gréco-latine, impute son sort à la fatalité, comme le personnage de Plaute (252-184 avant notre ère), dans le Prologue des Prisonniers (Captivi) : « … ah, oui ! les dieux se jouent de nous, les humains, comme de balles ! »[56] Dans la tragédie de Shakespeare, le roi renouant avec sa fille, c’est-à-dire avec le personnage loyal et vrai, réintègre la continuité du récit :

                                       so we’ll live,
And pray, and sing, and tell old tales, and laugh
At gilded butterflies, and hear poor rogues
Talk of court news;[57]

                                      c’est ainsi que nous vivrons,
Que nous prierons, chanterons, et dirons d’anciens contes, en [nous moquant
Des papillons dorés et en entendant de pauvres hères
Discuter les nouvelles de la cour ; 

Le temps, cependant, n’a pas le loisir de réparer l’erreur tragique, comme dans The Winter’s Tale, où le conte avait été interrompu brusquement par la folie absolutiste du prince, entraînant la mort du conteur et brisant la continuité des générations puisque le conteur était précisément le fils du monarque.

            Toutefois, la mouche n’incarne pas seulement la victime. Dans son « Eloge de la mouche »[58], Lucien de Samosate (c. 117-180) se réclame d’Homère qui, dans L’Iliade, compare la bravoure de Ménélas à la « hardiesse de la mouche, qui, si vivement que l’homme la chasse de sa peau, s’attaque à le piquer, car elle aime le sang humain »[59]. Il parle lui-même de « l’audace de la mouche », de « l’intrépidité » et « la ténacité de son attaque ».

            La mouche de Katherine Mansfield n’acquiesce guère à la tragédie que lui impose la fatalité du pouvoir absolu, mais, en dépit de sa vaillante résistance, elle est vaincue, prise au piège du sacrifice cathartique. Nous allons voir quels problèmes pose au traducteur la double identification à l’insecte, celle du patron et celle de l’auteur.

Le relief de la traduction

            La plume de Katherine Mansfield est précise ; le détail, nous l’avons vu, est évocateur ; le récit manifeste la vie éludant, avec ruse ou avec ténacité, contraintes et tentations de rupture. Ecrire signifie davantage que seulement résister ; l’écrivain ressuscite la vie en sa splendeur. Il s’agit de « renouveler »[60] dans le conte les lieux et les êtres. Nous pouvons, incidemment, remarquer que Lucien de Samosate fait de la mouche une sorte de phénix qui « ressuscite, comme si elle recevait une seconde naissance, et recommence une nouvelle vie. On doit en conclure rigoureusement que l’âme de la mouche est immortelle comme la nôtre, puisque après avoir quitté le corps, elle y revient, le reconnaît, le ressuscite et que la mouche se remet à voler »[61]. L’identification de William Blake à la mouche revient en mémoire, d’autant plus qu’il associe, à la quatrième strophe, la « pensée » à la « vie, / La force & le souffle »[62], notions essentielles ici.

            Le souffle, en 1915, n’est pas encore en danger pour l’auteur du « Voyage indiscret », dont le titre pose au traducteur un premier problème. « Indiscreet », en effet, ne recouvre pas tout à fait « indiscret ». La définition donnée par l’O.E.D. est la suivante : « Imprudent in speech or action ; inconsiderate ; unadvised. » En français, « indiscret » se définit ainsi (Robert) : « Qui agit sans discernement, à l’étourdie » (sens ancien). « Qui dénote un manque de jugement, de modération. » « Qui manque de discrétion, de réserve, de retenue dans les relations sociales » (sens moderne). Le problème réside dans le fait que la dernière acception l’emporte sur les deux autres. Je fus tentée de traduire ce titre par « Voyage inconsidéré », mais me suis ravisée. Ce dernier adjectif impose, en effet, d’emblée un jugement qui ferme le sens de la nouvelle au lieu, sur son seuil, d’ouvrir à la subtilité de la suggestion. La manière de Katherine Mansfield étant justement discrète, nuancée et délicate, cette prise de position trop nette ne convenait pas. Son goût du menu détail éloquent s’accompagne d’ailleurs d’une identification à des êtres menus et fragiles, comme le canari de sa dernière nouvelle ou bien, ici, la mouche.

            Cette précision de l’infime se révèle, par exemple, dans le mot employé pour désigner le manteau que la narratrice quitte pour endosser son Burberry, la silhouette « peg-top »[63] correspondant à la mode 1908-1914, le vêtement ample se resserrant à l’ourlet. Si le mot, en anglais, évoque une forme, il est beaucoup moins courant en français. J’optai tout d’abord pour un simple « manteau », perdant ainsi la notation visuelle. Je pouvais prendre le parti de la description, ou bien laisser le mot, se référant à l’époque, en l’accompagnant d’une note. La première solution me parut lourde et la seconde, au moins exacte, car elle permet au lecteur de se figurer le vêtement au lieu de demeurer dans le vague.

            Comme je l’annonçais plus haut, la fin de « La Mouche » pose des questions de traduction intéressantes. Il n’est pas rare que le passage de l’anglais au français pose un problème de genre grammatical. Ici, la mouche est reprise au neutre, avec le pronom « it » jusqu’au moment où l’on entre dans l’esprit du patron : « He’s a plucky little devil, thought the boss, and he felt a real admiration for the fly’s courage. That was the way to tackle things ; that was the right spirit. »[64] Impossible pour le traducteur français de parler de la mouche puisque le point de vue est masculin. J’ai donc utilisé le mot « insecte » pour cette description de sa hardiesse ancestrale : « C’est un petit diable courageux, songea le patron, qui éprouva une véritable admiration pour le courage de l’insecte. Il avait le coup pour affronter l’adversité ; il réagissait comme il faut. » Toutefois, quelques lignes plus loin, le point de vue change alors que la mouche est tout près de succomber : « He leaned over the fly and said to it tenderly, ‘You artful little b …’ » La narratrice poursuit au neutre, mais l’élision, que j’interprète comme « bitch », impose un féminin. Nous revenons à la mouche, qui ne peut être garce, même si ce mot me paraît le plus juste, car il ne s’éliderait pas, tandis que « p… » supporte l’élision, et la réclamait même, il fut un temps. « Il se pencha sur la mouche en lui disant tendrement : ‘Tu es rusée, petite p…’ » La ruse est une qualité épique, si l’on songe à Ulysse. C’était aussi une caractéristique de Jacob qui, luttant avec l’ange, étreignit l’adversité, se retrouvant à l’aube vainqueur et claudiquant. Dans les deux cas, « little » est utilisé, ce qui nous rapproche de l’humilité picaresque.

            Katherine Mansfield elle-même, assimilant les ailes et le souffle, s’identifie à cette mouche qui, bien que petite, refuse de désespérer. La défaite physique ne lui laisse comme issue que le récit. « J’ai détesté l’écrire »[65], écrivit-elle dans une lettre de juin 1922. La figure de la mouche exprime indirectement la vérité de sa propre lutte avec la maladie, de la même façon que les diverses allusions aux Ecritures contenues dans « Voyage indiscret » révélaient indirectement son point de vue. Cet aspect indirect caractérise la communication de l’intériorité et fait du récit un mouvement éthique avant toute chose, c’est-à-dire une affirmation du sujet dans sa vigueur à vivre. Cette force est créatrice de valeurs. Se communiquant, elle transmet le goût de vivre en une sorte de communion des âmes qui n’a rien à voir avec la catharsis tragique. Cette dernière vise à se purifier des émotions de pitié et de crainte, à s’en guérir, tandis que la communion des âmes se fonde sur l’empathie. Il ne s’agit pas d’une esthétique visant à une « rédemption par la beauté » (voir supra), mais d’un élan, le plus souvent empathique, suscitant une résurrection, ou une reprise, dans la continuité du récit. Il fallait que le mot « vie » apparaisse, comme en anglais à la fin de « La Mouche », même si l’expression « For the life of him »[66], ayant perdu son sens premier, y marque seulement que l’oubli est absolu. J’ai utilisé l’expression « Drôle de vie » afin de réintroduire le mot.

            En juin 1922, Katherine Mansfield écrivait dans une lettre à Arnold Gibbons, un de ses amis : « … mais comment allons-nous communiquer ces accents, ces demi-tons, ces quarts de ton, ces hésitations, ces doutes, ces commencements si nous les abordons directement ? C’est vraiment diablement difficile, mais je crois fermement qu’il existe un moyen d’y parvenir et que c’est en essayant de s’approcher le plus près possible de l’exacte vérité. »[67] Cet abord indirect se décrit en partie avec des termes musicaux ; c’est également un mouvement vers une véracité toujours plus affinée.

            On perçoit, dans les deux nouvelles considérées, le lent dévoilement métamorphique du motif, qui constitue une caractéristique essentielle de l’œuvre de Katherine Mansfield et participe de ce souci de continuité par-delà les ruptures, que nous avons envisagé. Ce fut aussi le souci de bon nombre de poètes qui furent confrontés à la Grande Guerre. Isaac Rosenberg songe à la destruction du Temple de Salomon et, dans son célèbre poème « Daughters of War / Filles de la guerre », la violence des Amazones menace l’arbre de vie. Afin de se figurer l’événement, le poète puise dans le récit ancestral. Robert Graves fit de même en reprenant les sources celtique, gréco-latine et biblique pour édifier une image de la vie prise dans sa cruelle ambivalence. Le récit devient la pierre de touche de l’inconnu que nous réserve le devenir.

            On trouve, plus tard, durant la Seconde Guerre mondiale, chez Lynette Roberts[68] (1909-1995), la même opposition entre le monde pastoral et la violence guerrière. Voici un extrait de « Lamentation » :

The living bled the dead lay in their grief
Cows, sheep, horses, all had got struck
Black as bird wounds, red as wild duck.
Dead as icebone breaking the hedge.
Dead as soil failing of good heart.
Dead as trees quivering with shock
At the hot death from the plane.[69]

Les vivants saignaient les morts gisaient dans leur affliction
Vaches, moutons, chevaux, tous avaient été frappés
Noirs comme blessures d’oiseau, roux comme canard sauvage
Morts comme armature de glace brisant la haie.
Morts comme terre à défaut de bon cœur.
Morts comme arbres frissonnant d’horreur
 A la mort brûlante que l’avion inflige. 

Charles H. Sorley insista lui aussi, durant la Première Guerre, sur la destruction du paysage agraire. On songe aux tableaux de Paul Nash. Je pourrais citer d’autres poètes.[70]

            En octobre 1922, Katherine Mansfield, séjournant à Avon (Seine-et-Marne) dans la communauté de Gurdjieff, écrivait : « Il me semble que dans la vie qui se vit de nos jours, la catastrophe est imminente ; je sens en moi cette catastrophe. Je veux, au moins, m’y préparer. »[71] Et elle ajoutait en postscriptum : « Tout ceci a une résonance bien trop sérieuse et dramatique. En réalité, il n’y a là absolument aucune tragédie, bien sûr. »[72] Le mode pastoral est celui de la jouissance de la vie : « Déjà levé et se promenant dans les champs, rose sur les cours d’eau et les étangs cernés de rouge, le soleil se posa sur le train allant à la bonne cadence, caressa mon manchon et me dit d’ôter ce Burberry. »[73] Le monde s’anime dans le regard subjectif. Que l’on songe au célèbre sonnet 33 de Shakespeare, on voit qu’ici le soleil a perdu son « œil souverain »[74] et absolument transcendant et, surmontant la distance de la vue, gagne l’immanence de la caresse. Loin de l’idéal, le monde se rapproche. De même, la voix poétique de Katherine Mansfield se reconnaît dans la mélodie d’un canari plutôt que de solliciter l’ancestral rossignol.[75] C’est une voix menue mais exacte qui anime le monde de sa subjectivité (le soleil caresse ses effets et lui parle) et s’approprie le temps, ainsi que les figures, du récit en renouvelant, au sein du devenir, leur actualité signifiante. Comme nombre de poètes confrontés à cette sorte de réalité, Katherine Mansfield s’inscrit de cette manière, vive et discrète, dans l’esprit du récit.

Chalifert, octobre 2016.

 


[1] « … je découvre que cet endroit se trouve dans la zone des armées et, par conséquent, interdite aux femmes ». Katherine Mansfield, Letter to J.M. Murry, c. 20 February 1915, in The Collected Letters of Katherine Mansfield, Volume 1, 1903-1917. Edited by Vincent O’Sullivan and Margaret Scott. Oxford : O.U.P., 1984, p. 149.

[2] On trouve l’expression, « acquiescing in the tragedy », dans le roman d’E.M. Forster, The Longest Journey (1907). L’auteur l’assimile à une forme d’« apathie », expliquant, par l’intermédiaire de son héros, qu’il faut pas s’accoutumer au deuil, mais « ne pas oublier » (« mind ») : « Au nom du ciel, n’oubliez pas une telle chose et n’esquivez pas l’élan de votre âme. » / « In God’s name, mind such a thing, and don’t sit fencing with your soul. » E.M. Forster, The Longest Journey. London : Penguin, 2006, pp. 55, 52, 53. Même si elle ne le connaissait pas bien, Katherine Mansfield avait de l’estime pour E.M. Forster. S’expliquant sur l’attrait qu’exerçait sur elle la communauté de Gurdjieff à Avon, elle écrit : « Lui [D.H. Lawrence] et E.M. Forster sont les deux hommes qui pourraient comprendre ce lieu s’ils le voulaient. Mais je pense que l’orgueil de Lawrence l’en éloignerait. » To J.M. Murry, c. 24 Novembre 1924, in The Collected Letters of Katherine Mansfeld, Volume 5, 1922-1923. Edited by Vincent O’Sullivan and Margaret Scott. Oxford : O.U.P., 2008, p. 326.

[3] « Vous qui cueillez les fleurs et les fraises qui naissent au ras du sol, fuyez d’ici, ô enfants : un froid serpent est couché sous l’herbe. » Virgile, Les Bucoliques. Paris : Garnier-Flammarion, 1988, p. 49.

« Le cheval et le froid serpent, c’est ce que je crains le plus, depuis l’enfance. » Bucoliques grecs : Théocrite. Idylle XV, Les Syracusaines. Paris : Les Belles Lettres, 2002, p. 123.

[4] « a coil of snakes » Katherine Mansfiled, « The Wind Blows », in The Collected Storiesop. cit., p. 109. « Le vent souffle », traduction d’Anne Mounic, in « Katherine Mansfield »,  Europe n° 1003-1004, novembre-décembre 2012, p. 78.

[5] « The Commissaire of Police stood on one side, a Nameless Official on the other. » Katherine Mansfield, « An Indiscreet Journey », in The Collected Stories, op. cit., p. 618.

[6] « He was an old man with a fat swollen face covered with big warts. Horn-rimmed spectacles squatted on his nose. » Ibid.

[7] « my sweetest early-morning smile », « But the delicate thing fluttered against the horn spectacles and fell. » Ibid.

[8] « the fatal name », ibid., p. 623.

[9] « there is an espèce de sea-gull couché sur votre chapeau », ibid., p. 622.

[10] « terrified », ibid., p. 623.

[11] « two colonels seated at two tables », ibid.

[12] « Sumptuous and omnipotent », ibid.

[13] « God I », « God II », ibid., pp. 623 et 624.

[14] « I had a terrible feeling, as I handed my passport and ticket, that a soldier would step forward and tell me to kneel. I would have knelt without question. » Ibid., p. 623.

[15] « Their heads rolled on their tight collars, like big over-ripe fruits. » Ibid.

[16] « N’a-t-on pas dit que, pendant la guerre, nous n’étions pas seulement à l’ennemi, mais encore ‘à l’ennui’ ? » Eugène Minkowski, Le Temps vécu(1933). Brionne : Gérard Monfort, 1988, p. 12.

[17] « Policemen are as thick as violets everywhere. » The Collected Stories, op. cit., p. 624.

[18] « the boss », « The Fly », in ibid., p. 412.

[19] « old Woodifield », ibid., p. 413.

[20] « Nice broad paths. » Ibid., p 414.

[21] « It had been a terrible shock to him when old Woodifield sprang that remark upon him about the boy’s grave. It was exactly as though the earth had opened and he had seen the boy lying there with Woodifield’s girls staring down at him. For it was strange. Although over six years had passed away, the boss never thought of the boy except as lying unchanged, unblemished in his uniform, asleep for ever. ‘My son !’ groaned the boss. » Ibid., p. 415.

[22] « The boy had never looked like that. » Ibid., p. 416.

[23] W.B. Yeats, Préface à : The Oxford Book of Modern Verse. Oxford: Clarendon, 1936, pp. XXXIV-XXXV. Cité par Jon Silkin dans Out of Battle : The Poetry of the Great War (1972). Second Edition. London: Macmillan, 1998, p. 177.

[24] « an idea », « the brilliant notion », in The Collected Stories, op. cit., p. 417.

[25] « Over and under, over and under, went a leg along a wing as the stone goes over and under the scythe. » Ibid.

[26] « admiration for the fly’s courage », ibid.

[27] « And while the old dog padded away he fell to wondering what it was he had been thinking about before. What was it ? It was… He took out his handkerchief and passed it inside his collar. For the life of him he could not remember. » Ibid., p. 418.

[28] Rachel Bespaloff, De l’Iliade (1943). Paris : Allia, 2004, p. 77.

[29] Ibid.

[30] « ‘Excuse me, Mademoiselle, you dropped this.’ And he handed her an egg. » « Feuille d’Album », in The Collected Stories, op. cit., p. 166.

[31] « « a petit soldat, all boots and bayonet. Forlorn and desolate he looked, like a little comic picture waiting for the joke to be written underneath », ibid., p. 619.

[32] « Your soldiers are stamped upon your bosom like bright irreverent transfers. » Ibid., p. 620.

[33] « as a baby peers out of his pram », ibid., p. 412.

[34] « dodged in and out of his cubby-hole like a dog that expects to be taken out for a run », ibid., p. 415.

[35] « They are bunches of ribbons tied on to the soldiers’ graves. » Ibid., p. 619.

[36] « have battles been fought in places like these ? » Ibid.

[37] « Time is the mercy of Eternity ». William Blake, Milton (1804-1808), in Complete Writings. Edited by Geoffrey Keynes. Oxford: Oxford University Press, 1989, p. 510.

[38] « To o’erthrow law ». William Shakespeare, The Winter’s Tale (1611, IV, 1, l. 8. Edited by Stephen Orgel. Oxford : O.U.P., 1998, p. 159.

[39] « And so from hour to hour we ripe and ripe,

And then from hour to hour we rot and rot;

And thereby hangs a tale. »

William Shakespeare, As You Like It (1600), II, 7, ll. 26-28. Edited by Alan Brissenden. Oxford : O.U.P., 1998, p. 144. Ma traduction ainsi que toutes les traductions de l’anglais dans cet essai.

[40] « Job est béni et il a tout reçu au double. ‒ Cela s’appelle une reprise. » Sören Kierkegaard, La Reprise. Edition de Nelly Viallaneix. Paris : GF-Flammarion, 1990, p. 156.

[41] « another ‘debt of love’ ». Katherine Mansfield, Notebooks, Volume 2. Edited by Margaret Scott. Minneapolis : University of Minessota Press, 2002, p. 32.

[42] Ibid., p. 33.

[43] « And she seemed to see on her eyelids the lovely pear tree with its wide open blossoms as a symbol of her own life. » Katherine Mansfield, « Bliss » (February 1918), in The Collected Stories, op. cit., p. 96.

[44] « They stretched in never-ending line ». William Wordsworth, « I wandered lonely as a cloud », in The Poems, Volume One. Edited by John O. Hayden. Harmondsworth : Penguin, 1977, p. 619.

[45] « When I read a play of Shakespeare I want to be able to place it in relation to what came before & what comes after. » Katherine Mansfield, Notebooks, Volume 2, op. cit., p. 30.

[46] « She is like St. Anne. » Katherine Mansfield, « An Indiscreet Journey », in The Collected Stories, op. cit., p. 617.

[47] Katherine Mansfield, « The Doves’ Nest », in ibid., p. 440.

[48] « Lions have been faced in a Burberry. » Ibid., p. 617.

[49] « He looked as though he had escaped from some holy picture, and was entreating the soldiers’ pardon for being there at all… » Ibid., p. 621.

[50] « what ladies love to call a heavy Egyptian cigarette », ibid., p. 623.

[51] « a family party having supper in the New Testament », ibid., p. 632.

[52] « a bayonet », ibid., p. 620.

[53] « a pair of forceps », ibid., p. 618.

[54] « the very last day of all », ibid., p. 627.

[55] William Shakespeare, King Lear (1604-1605), IV, 1, ll. 36-37. Edited by Kenneth Muir. London : Methuen, 1982, p. 140.

[56] Plaute, Théâtre complet, I. Edition de Pierre Grimal. Paris : Gallimard Folio Classique, 2007, p. 216.

[57] William Shakespeare, King Lear, V, 3, ll. 11-14, op. cit., p. 187.

[58] Lucien de Samosate, « Eloge de la mouche », in Œuvres complètes. Traduction d’Emile Chambry révisée et annotée par Alain Billault et Emeline Marquis. Paris : Laffont Bouquins, 2015, pp. 64-65.

[59] Homère, L’Iliade. Chant XVII, 570-572. Edition de E. Lasserre. Paris : Garnier-Flammarion, 1965, p. 300.

[60] « renew ». Katherine Mansfield, Notebooks, Volume 2, op. cit., p. 32.

[61] Lucien de Samosate, « Eloge de la mouche », in Œuvres complètesop. cit., p. 65.

[62] « If thought is life, / And strength & breath ». William Blake, « The Fly », in Complete Writings, op. cit., p. 213.

[63] Katherine Mansfield, « An Indiscreet Journey », in The Collected Stories, op. cit., p. 617.

[64] Katherine Mansfield, « The Fly », in ibid., p. 417.

[65] “I hated writing it.” The Collected Letters of Katherine Mansfeld, Volume 5, 1922-1923, op. cit., p. 206.

[66] Katherine Mansfeild, « The Fly », in The Collected Stories, op. cit., p. 418.

[67] « … but how are we going to convey these overtones, half tones, quarter tones, these hesitations, doubts, beginnings, il we go at them directly ? It is most devilishly difficult, but I do believe that there is a way of doing it and thats by trying to get as near to the exact truth as possible. » Ibid., p. 214.

[68] Sur ce poète, voir Monde terrible où naîtreop. cit., chapitre 9, pp. 366-375.

[69] Collected Poems. Edited by Patrick McGuinness. Manchester: Carcanet, 2005, p. 8.

[70] Voir pour de plus amples développements : Monde terrible où naître : La voix singulière face à l’Histoire, op. cit.

[71] « It seems to me that in life as it is lived today the catastrophe is imminent ; I feel this catastrophe in me. I want to be prepared for it, at least. »The Collected Letters of Katherine Mansfeld, Volume 5, 1922-1923, op. cit., p. 304.

[72] « All this sounds much too serious and dramatic. As a matter of fact there is absolutely no tragedy in it, of course. » Ibid.

[73] « Up already and walking in the fields, rosy from the rivers and the red-fringed pools, the sun lighted upon the swinging train and stroked my muff and told me to take off that Burberry. » Katherine Mansfield, « An Indiscreet Journey », in The Collected Stories, op. cit., p. 618.

[74] « sovereign eye ». William Shakespeare, Sonnet 33, in Sonnets. Edited by Stanley Wells. Oxford : O.U.P., 1987, p. 47.

[75] Voir à ce sujet : Ah, What Is It ?  That I Heard : Katherine Mansfield’s Wings of Wonder, op. cit., Chapter 5, pp. 89-90.

 

Anne Mounic (1955-2022) a été poète, romancière, critique littéraire, traductrice, peintre et graveur. Elle a cofondé la revue Temporel et a enseigné à l’Université  Sorbonne Nouvelle (Paris 3).