« Le douzième jour » et « Feu » de Rosanna Warren

Traduit et introduit par Aude Pivin

Keywords
Rosanna Warren, Translation

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Rosanna Warren vit à Chicago où elle enseigne la littérature à Chicago University. Elle a publié cinq recueils de poèmes aux Etats-Unis : Snow Day (1981), Each Leaf Shines Separate (1984), Stained Glass (1993), Departure (2003) et Ghost in a Red Hat (2011) et reçu de nombreux prix (Lamont Poetry Prize, Witter Bynner, Award of Merit in Poetry, entre autres). On trouvera en français des  poèmes traduits par Aude Pivin dans les revues : Conférence, Place de la Sorbonne, Pleine Marge, Jardins, Rehauts, Dans la Lune et sur les sites internet  Poezibao, Remue.net et Terres de femmes. 

Rosanna Warren entretient des liens forts avec la France où elle a vécu dans sa jeunesse. Un chapitre entier de son essai littéraire paru en 2009, Fables of the Self, est consacré à son apprentissage de la langue française dans un lycée de Grasse. Sa biographie de Max Jacob, Max Jacob a life in art and letters (2020) est publiée chez Norton.

L’évocation des morts est peut-être le thème où Rosanna Warren a révélé la plus grande force de son art, comme le lecteur le découvrira dans le sillage funèbre d’Achille où le poète nous entraîne avec ‘The Twelfth day’. Il y a les villes qui disparaissent sous les eaux ou les bombes, comme Bagdad dans ‘Fire’. Ecrire à la lumière de la mort c’est aussi écrire pour les proches, ceux et celles qui partent prématurément. Mais le spectre des guerres et des morts est toujours contrebalancé par la trace qu’il laissent dans la conscience de ceux qui restent et doivent les faire renaître, en pensée, en poésie ou en traduction : l’élégie définit aussi pour Rosanna Warren la traduction littéraire, qu’elle pratique, du grec ancien, du français ou de l’italien. Dans son essai Fables of the Self, voici ce qu’elle dit  : « Dans l’élégie, qui s’accompagne du rituel de la mort et de la renaissance du dieu de la fertilité, je vois une figure du travail de la traduction, qui implique mort, démembrement, et (du moins l’espère-t-on !) renaissance d’un texte, comme une consolation pour les endeuillés, ou les lecteurs. »

The Twelfth day

It is the twelfth day
The hero will not take food
He refuses wine   sleep   women

How can the body nor spoil?
Dragged by chariot
gashed   smeared

in mud and horse droppings
Mutilate Mutilate
cries the hero’s heart

as he lashes the horses
around and
around the tomb

If he can just
make his mark on this
corpse whose

beauty freshens
with each lunge
as though bathed

in balm   Even the gods
in gentle feast are
shocked: Is there no

shame? The hero has
no other life
He has taken

to heart a body
whose face vaulting
through gravel and blood

blends strangely
with the features
of that other

one: the Beloved
For this is
love: rigor

mortis in the
mortal grip
and never to let

go Achilles hoards
and defiles the dead
So what if heaven

and earth reverberate
release So what
if Olympian

messages shoot through
cloudbanks   sea
chambers   ether

So what if everything
echoes the Father  let go let
go   This is Ancient

Poetry It’s supposed
to repeat
The living mangle the dead

after they mangle the living
It’s formulaic
That’s how we love   It’s called

compulsion   Poetry can’t
help itself
And no one has ever

explained how
light stabbed
the hero   how he saw

in dawn salt mist
his Mother’s face (she who
Was before words she

who would lose him)
Saw her but heard
words   Let him let

go   Saw her and let
his fingers loosen
from that

suspended decay and
quietly
too quietly

turned away

 

Le douzième jour

C’est le douzième jour
Le héros refuse toute nourriture
vin    sommeil    femme

Pourquoi le corps n’est-il pas pourri ?
Traîné par un char
écharpé    souillé

par la boue et les excréments 
Mutiler Mutiler
hurle le cœur du héros

alors qu’il fouette les chevaux
tournant et retournant
autour de la tombe

S’il peut seulement
laisser sa marque sur ce
cadavre

dont la beauté se ranime
à chaque bond en avant
comme baignant

dans un baume    Même les dieux
festoyant tranquillement sont
choqués : N’a-t-il pas 

honte ? Le héros n’a
aucune autre vie
Il a pris 

à cœur un corps
dont le visage voltige
dans les graviers et le sang

et se mélange étrangement
avec les traits
de  

l’autre : l’Etre aimé
Car il s’agit bien 
d’amour : la rigor

mortis dans l’ 
étreinte mortelle
qui jamais ne lâche 

prise       Achille ramasse
et profane le mort
Et qu’importe si le ciel

et la terre résonnent
relâche      Et qu’importe si 
les messages

jaillissent de l’Olympe comme des flèches 
à travers les nuages    la mer 
les chambres    l’éther 

Qu’importe si tout fait 
écho au Père    lâche
prise    lâche    C’est de la Poésie

Antique    Elle est censée
se répéter
Les vivants mutilent les morts

après avoir mutilé les vivants
formule archaïque
Voilà comment nous aimons    On appelle ça

coercition    La poésie 
ne peut s’en empêcher
Et personne n’a jamais 

expliqué comment
la lumière a poignardé
le héros    comment il vit

dans la brume salée de l’aube 
le visage de sa Mère (elle qui
Avait précédé les mots elle

qui allait le perdre)
La vit mais entendit 
les mots    Lâche prise 

lâche    La vit et desserra  
les doigts 
sur ce 

pourrissement en attente et
silencieusement
trop silencieusement

s’éloigna

 

 

Fire

It would take a voodoo skull, one eye darkened,
one candle‐lit, to see

into these pictures. Who set that fire? Who piled
that cliff of smoke? The newsprint

is jaundiced, ripped at the edge.
I set that fire, I piled

that bombastic, mountaining smoke.
I mound it up every night and I don’t haul anyone out.

The bodies are stiff, like little T‐squares.
It’s not clear what geometry problem they solve.

The ditch is a rampart.
The live ones, turbaned, stand on the upper rim.

Bombed trucks burn rectangularly.
The books on Mutanabi Street make a chunky oatmeal mush.

This world, the same for all, was shaped by no god or man
but always was and will be

an everlasting fire, said Heraclitus. And the child
in the charred room reaches out to touch the wall:

the furniture’s burned, his father’s shot, the mirror
reflects only the camera flash.

We found fire in our souls before
we stole it from heaven.

Now we are the lords of light
and the darkroom is ours.

 

Feu

Il faudrait un crâne vaudou, un œil d’ombre noire, 
un oeil d’éclat flamme, pour voir

dans ces images. Qui a mis le feu ? Qui a élevé
cette falaise de fumée ? Le papier journal

est jauni, déchiré au coin.
C’est moi qui ai mis le feu, empilé

cette fumée théâtrale qui colline.
Je l’ai amassée la nuit et je ne tire personne dehors.

Les corps sont raides, comme des équerres en T.
Difficile de dire quel problème géométrique ils résolvent. 

Le fossé est un rempart.
Les vivants, enturbannés, se tiennent sur le rebord.

Les camions bombardés brûlent rectangulaires.
Les livres de la rue Mutanabi forment une grosse bouillie d’avoine.

Ce monde, le même pour tous, ne fut conçu ni par dieu ni par [l’homme
mais a toujours été et sera toujours 

un feu éternel, dit Héraclite. Et l’enfant
dans la chambre calcinée tend la main pour toucher le mur :

le mobilier est brûlé, le père fusillé, le miroir
ne reflète que le flash.

On trouva le feu dans nos âmes bien avant
de le dérober au ciel.

Nous voici les seigneurs de lumière
et la chambre noire est la nôtre.

 

Aude Pivin est née à Paris où elle a longtemps été enseignante avant de travailler comme médiateur familial. Depuis 1998, elle traduit de la poésie américaine (Rosanna Warren, Katie Peterson, Maureen McLane) et publie régulièrement des textes de création ou critiques (Remue.net, Diacritik, L’atelier du roman, Secousse, Conférence, Saint Ambroise). Elle fait également partie du comité de rédaction de la revue Remue.net au sein duquel elle anime des rencontres à la Maison de la poésie, entre autres, et tient divers rubriques de littérature et de cinéma.