« Donner un sens Aux Brimborions »

Questions à Emmanuel Malherbert, Poète et traducteur de Wilfred Owen

(propos recueillis par Sarah Montin)

____________________

Vous avez été le premier à traduire une suite de poèmes de Wilfred Owen en français, plus particulièrement les poèmes du livret du War Requiem. Pouvez-vous nous nous dire quand et comment vous avez rencontré Wilfred Owen ? Pourquoi avoir choisi de le traduire en français ?

Bien entendu, les poèmes que Britten a retenus pour son War Requiem, avaient été donnés en version française dans les fascicules accompagnant les enregistrements. Pour ce qui est de la version que je possède (DECCA, L.S.O. 1985) il est clair que la traduction proposée n’avait pour objectif que de restituer le sens des poèmes d’Owen, sans souci aucun de musicalité (ce qui peut paraître, en l’occurrence, un comble) ou de poéticité. On ne peut pas aborder ces poèmes sans partir de la musique, d’autant qu’on est amené à se demander si la musicalité des textes, au-delà des motifs thématiques, n’a pas été pour une part la matrice des choix musicaux de Britten. En outre, si la musique de Britten ménage souvent un équilibre délicat entre les leçons de la tradition et l’attirance pour l’expérimentation, on retrouve chez Owen cette même ambiguïté, ce même tiraillement fécond entre la nécessité d’une rupture dans la manière d’écrire et l’acceptation de motifs plus traditionnels. D’où, peut-être, cette singularité de ton qui le caractérise.

Les « War Poets » sont (presque) inconnus en France ; une recherche bibliographique rapide révèle la quasi absence de traductions. Comment l’expliquer sinon par ceci que la Grande Guerre reste dans l’imaginaire français, même si l’on sait que d’autres y ont pris part, une affaire nationale. Nous avons nos écrivains des tranchées, prosateurs surtout (romanciers, essayistes), dont certains méritent bel et bien leur place au Panthéon des lettres, et il semble que cela suffise à notre mémoire et à notre curiosité. Pourtant, même aujourd’hui, et passées les commémorations du centenaire, il reste en nous quelque chose de cette guerre. Souvent, ce quelque chose tient de la relique : des brimborions (briquet, porte-monnaie, douilles gravées), des lettres, des cartes postales du front, des médailles ; le tout serré dans une boîte que l’on sort d’un tiroir ou d’un bas d’armoire quand la conversation conduit à le faire. Cela, c’est ce qu’il reste d’hommes dont on reconnaît la moustache sur les photos de groupe d’un temps de paix, et dont les corps sont bien souvent restés quelque part du côté de Craonne, de Verdun, d’Ypres… L’implacabilité absurde de la guerre, la poésie d’Owen (comme la musique de Britten) s’en empare, la recueille et vient donner sens à ces brimborions qui attisent en nous le sentiment vif que nous manque quelqu’un que nous n’avons pas connu et que nous n’aurions de toute façon pu connaître, mais qui nous a été pris. Si cette poésie permet cela, si elle donne un sens aux brimborions de la boîte, alors oui, il faut la traduire. Ce n’est pas de la littérature.

Quel est votre rapport à la langue et à la poésie anglaise, en tant que poète et traducteur français ? Quels sont vos poètes anglophones préférés et lesquels avez-vous traduit ?

Je crois que n’importe quel traducteur de l’anglais vers le français (tout particulièrement quand il s’agit de poésie) se trouve confronté à cette difficulté que le français est une langue proliférante, tant pour ses structures logiques que pour son vocabulaire où abondent les termes « longs”, tels ces adverbes de quatre, cinq ou six syllabes qu’impatiemment on cherche à contourner. Manifestement, la langue anglaise, plus chantante, aux pulsions plus vives, invite à une autre musique que celle que permet le français. Faut-il s’y résigner ? Bien entendu, non. Cela n’a guère d’intérêt de traduire «the stuttering rifles’ rapid rattle » par « le rapide crépitement des bégayants fusils[1]» puisque (sans rien dire de l’étrange et douloureuse inversion finale) se perd complètement l’allitération mimétique qui donne au vers toute sa prégnance. Mais aussi, comment restituer cela ? Dussert et Hanotte proposent “les crépitements rapides des fusils[2]» et compensent la faiblesse allitérative du français par la répétition homophonique. 

Il me semble aussi qu’une traduction doit se revendiquer comme telle, c’est-à-dire conserver dans la version d’arrivée quelque chose de la version de départ, plus exactement quelque chose de la langue de départ, comme une marque d’étrangeté. On peut le contester, notamment parce que cela conduit parfois à des formulations pas assez naturelles, un peu trop «engoncées». Mais à vouloir soumettre la version d’arrivée à l’exigence de la «belle langue» on risque fort de perdre totalement la richesse et la singularité de l’original ; autant que faire se peut, il faut chercher à tenir l’équilibre entre trois exigences : celle du sens, ou de ce qu’on pense en avoir saisi ; celle de la prosodie propre de l’original ; celle de la prosodie de la version d’arrivée, laquelle n’a, à mon goût, de valeur que si elle parvient à se construire dans la parenté de la prosodie de l’original. Tenir ces exigences relève parfois de la gageure, mais constitue un principe directeur qui peut être des plus féconds.

On reproche à certaines traductions de n’avoir pas été faites par de véritables poètes (à supposer qu’on sache ce que c’est). Il est vrai que parfois on se trouve confronté à des productions aussi irréprochables quant à la signification qu’impossibles à lire tant elles sont pataudes en ce qui touche au rythme, à la tonalité, bref, à la musicalité du texte. On traduit la poésie avec une oreille de poète, c’est sans doute préférable. Mais pas sans risque non plus. Certains traducteurs, par ailleurs poètes, se sont affrontés à de nombreux et parfois très différents auteurs et ont réussi ce tour de passe-passe de les rendre tous semblables, de sorte qu’on lit la traduction sans jamais rencontrer l’auteur. Traduire, idéalement, ce n’est pas s’écouter soi, c’est écouter l’autre pour peut-être pouvoir enfin s’écouter avec l’autre. Il y faut une oreille de lecteur. Si traduire est bien un acte d’écriture, comme on se plaît fréquemment à le souligner, il n’en reste pas moins que l’auteur de cet acte n’est pas l’auteur à part entière de l’œuvre qui en résulte ; cela devrait imposer une certaine humilité, aussi bien que cela légitime toute entreprise de retraduction.

Il y a chez Owen, comme chez bien d’autres poètes, notamment irlandais, comme Seamus Heaney ou Patrick Deeley, auxquels je m’intéresse, une aptitude, justement, à ne pas « poétiser », à faire venir dans le poème le contraste et la rugosité du monde, à déplacer les frontières de la littérature, jusqu’à parfois tout simplement la rejeter. Lorsque dans son projet de préface à l’édition de ses poèmes Owen écrit « Surtout la Poésie n’est pas mon affaire. / La Guerre est mon sujet, et le malheur de la Guerre », il donne la clé de lecture de son œuvre. On ne cherchera pas les beaux effets (et pourtant il y en a), on trouvera les voies par lesquelles viennent aux mots les insoutenables vérités de la guerre : « les vrais poètes doivent parler vrai », dit-il encore, proche en cela de Sassoon.

♣ Comment avez-vous procédé au choix des poèmes (dans l’édition Cazimi), ainsi qu’à leur ordonnancement ? Les avez-vous sélectionnés selon leur « représentativité », par goût personnel ou par choix d’éditeur ? Regrettez-vous certains choix ou certaines omissions ? 

Autant que je m’en souvienne, les poèmes de l’édition Cazimi sont ordonnés selon leur date (parfois supposée) de rédaction. Je n’ai écarté que quelques pièces, manifestement à l’état d’ébauches, et bien sûr les toutes premières tentatives d’Owen, datant du temps où, justement, il devait encore penser que la poésie était son affaire. On ne devrait jamais oublier qu’Owen est un immense poète de 25 ans, que la maturité d’écriture a été pour lui l’affaire de quelques mois. On ne s’étonne donc pas qu’il y ait au sein de son œuvre des directions diverses, parfois contradictoires stylistiquement. Certains poèmes peuvent plaire (mais est-ce vraiment de cela qu’il s’agit ?) plus que d’autres ; mais je ne pense pas qu’il faille en sacrifier aucun. On peut surtout regretter de n’avoir pas trouvé les clés de traduction qui auraient convenu à tel poème ou à tel passage d’un poème.

♣ Comment percevez-vous le style de Wilfred Owen ? Simple, complexe, grandiloquent, doux et sonore, none of the above ? Comment rend-il, selon vous, en français ? Certains poèmes sonnent-ils « mieux » que d’autres en français ?  

Je ne sais pas s’il y a un style d’Owen. Il y a plusieurs tonalités, différents partis pris, tous visant à l’expressivité et à l’adéquation du poème et de son objet. L’écriture d’Owen peut être élégiaque (« Asleep », « Greater Love »), onirique (« Strange Meeting »), satirique («Smile, Smile, Smile), d’un réalisme appuyé (« Inspection », « The Letter », « The Dead-Beat »), visionnaire (« The Next War »), d’inspiration biblique (« Parable of the Old Man and the Young »), etc. Mais que les choses soient prises au plus proche ou du plus haut, la réalité matérielle et ressentie de la guerre affleure partout, quand elle ne tient pas tout le champ. Même lorsque les choix d’écriture semblent rejoindre des formes déjà éprouvées (parce qu’après tout les influences restent nombreuses, à commencer par celle de Sassoon), il y a toujours chez Owen irruption du prosaïque (couvercle de la gamelle, cicatrices, fourmis…) et de l’intime et cela crée un espace suggestif souvent très large, porté très précisément par l’amplitude terminologique.

♣Quels problèmes avez-vous rencontrés dans la traduction d’Owen ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets ? 

On n’est que rarement satisfait d’une traduction, qui plus est quand a passé une vingtaine d’années. On referait bien tout. Pour ce qui est d’Owen, il reste qu’ici ou là il faudrait trancher plus nettement entre les impératifs rythmiques et ceux de sens. Ceci est vrai de nombreux autres poètes, bien sûr, mais ici la gravité du propos rend le choix plus épineux ; on voudrait ne rien laisser tomber. Si l’on en revient au vers déjà évoqué, « Only the stuttering rifles’ rapid rattle », cela donne : «seulement le rapide cliquetis des fusils bégayants», autrement dit pas grand-chose. J’ai pensé résoudre la difficulté par « Rien que le bref crépitement des fusils bègues » en déplaçant l’effet d’allitération sur le début du vers, et aussi sans doute en créant un écho entre « bref » et « bègues », même s’il n’y a là rien de très volontaire. Reste que « fusils » continue de faire problème, au moins un peu, parce qu’il ne s’intègre pas au vers comme peut le faire « rifle » dans l’original anglais. En outre « crépitement » n’a pas la dynamique de « stuttering », mais « cliquetis », qui pourrait aller mieux, ne me semble pas correspondre à ce qui est dit dans le poème.

♣Si nous nous penchons un peu plus précisément sur le titre des poèmes : comment avez-vous traduit « Anthem for Doomed Youth » et pourquoi ? (ce titre en particulier a donné lieu à de nombreuses interprétations, du « Antienne à une jeunesse condamnée » de Louis Bonnerot en 1936, au plus récent « Chant funèbre pour une jeunesse condamnée » dans la Bibliothèque de la Pléiade). Qu’est-ce qui prime dans le choix d’une traduction d’un titre de poème ? 

Dussert et Hanotte ont donné pour ce poème le titre « Hymne pour une jeunesse perdue » ; pour ma part j’ai lâchement évité de traduire « Anthem » et me suis contenté de À la jeunesse sacrifiée. Peut-être, compte-tenu de la place de ce poème dans le War Requiem, faut-il retenir « Antienne », à quoi je préfère « Chant funèbre » ou, beaucoup plus simplement « Prière ».

Les titres des poèmes d’Owen posent en somme peu de problèmes, pour peu qu’on s’en tienne à ce principe que c’est le poème qui engendre le titre. Ainsi, pour le poème « The Show », on pourrait très bien traduire par « La Bataille », Show étant le terme par lequel les soldats désignaient les engagements auxquels ils participaient. Mais le poème d’Owen donne la parole à un mort dont l’âme s’est élevée et contemple les combats : c’est une scène qui est montrée et décrite par une parole résolument panoramique. Pourquoi ne pas traduire par « Théâtre », qui conserve en outre l’ambiguïté avec le théâtre des opérations ?

♣  À quel point votre propre expérience de poète influe-t-elle sur votre traduction ? Diriez-vous que votre voix se superpose à celle d’Owen ? La question des influences vous inquiète-t-elle quand vous traduisez ? (vos propres influences poétiques ou celles d’Owen ; Sassoon, Wilde, Swinburne, etc.) ? 

Pour ajouter un mot à ce qui a été dit plus haut, traduire c’est d’abord lire ; il faut d’abord une oreille de lecteur. Le propre de cette oreille est de savoir entendre des voix différentes et peut-être d’être capable de percevoir l’écart entre ces voix, sans avoir nécessairement à le thématiser. Au moment de traduire, il serait souhaitable d’oublier certaines des voix que l’on connaît le mieux. Pour chaque traduction, on est à un commencement et si tel n’était pas le cas, c’est l’auteur qu’on perdrait. Pour prendre un exemple bien connu, on a longtemps traduit les pamphlets de Swift dans une langue très voltairienne alors que Swift, sans doute très consciemment et presque dans une démarche de second degré, adopte une forme plutôt ratiocinante, proche beaucoup plus des structures argumentatives de la philosophie du XVIIème siècle que de la virtuosité du wit voltairien. Il faut oublier Voltaire pour lire Swift. Il en va de même en poésie ; le traducteur n’est pas là pour se faire voir, pas plus que pour revendiquer son appartenance à telle ou telle chapelle ou école, comme ont fait certains traducteurs de tradition heideggérienne.

♣Avez-vous cherché à rendre l’époque d’écriture ? Ou pensez-vous avez avoir (inconsciemment ou pas) modernisé le style d’Owen ? Comment avez-vous travaillé son rythme, son oralité ainsi que les différents registres de langue présents dans certains poèmes (ce que l’on appelle les poèmes « sassooniens » d’Owen) ? 

Owen n’est pas à ce point éloigné de nous qu’il soit nécessaire de rendre son époque ; je ne crois pas que son style ait besoin d’être modernisé puisqu’il est souvent d’une grande modernité, au sens, encore une fois, où son écriture ne vise pas à plaire mais est au plus haut point l’expression de ce que l’auteur ressent dans et face à la guerre. Le sujet – la guerre – fait le poème ; l’immense talent d’Owen est d’avoir été capable de l’accueillir dans l’agencement particulier de ses mots.

Moderniser, ce serait ici défaire. Il convient seulement d’éviter les anachronismes.

Chaque poème a sa physionomie propre, faite de rythmes singuliers, de niveaux de langues différents voire entremêlés, de tonalités multiples (Owen est par moments un grand lyrique). Que faire d’autre sinon recevoir chacun d’eux dans sa singularité et, justement, rester attentif à cette singularité ? Ne pas le faire serait attendre d’un auteur en devenir qu’il soit parvenu à une homogénéité de ton que certains mettent des décennies à atteindre, quand ils l’atteignent (et à supposer qu’il soit toujours souhaitable de l’atteindre).

♣ Vous avez également traduit Siegfried Sassoon – avez-vous une préférence pour l’un des deux poètes et pourquoi ?

À vrai dire, je trouve Owen plus attachant que Sassoon. Sans doute parce que Sassoon, plus maître de son écriture, est moins imprévisible. Owen fait preuve d’une indécision finalement plus féconde qui laisse entrevoir de multiples possibilités de développement. L’expérience de la guerre a fait d’Owen un véritable poète ; ce qu’il nous a laissé donne à penser que ce poète-là n’aurait pas été un poète de métier.


[1] Traduction DECCA, 1985.

[2] Wilfred Owen, Et chaque lent crépuscule, Le Castor Astral, 2001.


Emmanuel Malherbert has published French translations of William Godwin, Mark Twain, Wilfred Owen, Siegfried Sassoon, and Jonathan Swift. He has also published several volumes of poetry, including: Personne ne poussera la nuit (2010), La forge des arbres (2008), Brocantes (2006), Pour cela (2005) and L’antigel (2004).