Wilfred Owen ou la parole survivante

XAVIER HANOTTE

Observations on the translation of Wilfred Owen by one of his translators and comparisons with other war poets.

Observations sur la traduction de Wilfred Owen par un des ses traducteurs et comparaisons avec d’autres poètes de guerre.

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Il y a maintenant plus de trente ans qu’après un heureux parcours sur les chemins de la philologie germanique – comme on dit en Belgique – je quittais le monde universitaire et, sans rien renier de ses enseignements et de ses disciplines, entamais un parcours professionnel assez éloigné de mes préoccupations premières. Pourtant, ce parcours ne m’exilerait jamais tout à fait hors de la sphère littéraire, au point que j’y reviendrais presque aussitôt, dès 1984, par le biais de la traduction romanesque, pour mieux m’y incruster dix ans plus tard, lorsque sortit à Paris mon premier roman. Depuis trente ans, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts.

Cette petite mise au point excusera, je l’espère, le côté amateur – au sens étymologique du terme – que revêtira la présente communication. Faisant bon marché des règles scientifiques sans pour autant les mépriser, mon propos manquera sûrement d’étais, de renvois aux sources et autres repères bibliographiques. Je vous prierai donc d’y voir, en tout premier lieu, un témoignage qui, aussi subjectif puisse-t-il être, tentera malgré tout de ne pas quitter les rails d’une certaine objectivité. C’est que trente années, de lectures d’abord, de traductions ensuite, avec une échappée qui dure encore vers la construction romanesque, cela laisse des traces. Et comme mon compagnonnage avec Wilfred Owen, vieux d’une vingtaine d’années, s’est entre-temps poursuivi sous des formes moins littéraires et davantage inscrites dans le paysage mémoriel du Cambrésis, on pourra peut-être parler à mon sujet – mais heureusement, je suis loin d’être seul dans le cas – d’un engouement qui résiste au temps.

Je ne referai pas ici l’historique de cet aimable compagnonnage. Outre que cela témoignerait d’une présomption hors de propos, j’ai déjà procédé à cet exercice dans un article donné en octobre 2008 à la revue Nord (n°52), dirigée à l’époque par le regretté Paul Renard, texte auquel je me permettrai de renvoyer les éventuels intéressés.

Au lieu de cela, je tenterai de développer, grosso modo, la réponse que je donne à une question récurrente sinon obsédante, du moins pour moi. Comment la poésie et, plus largement, – si l’on prend en considération la correspondance et les souvenirs de ses amis et connaissances – la parole de Wilfred Owen a-t-elle pu traverser le temps, voire les frontières de langue, et parvenir jusqu’à nous, ses lecteurs, sans presque rien perdre de son urgence, de sa force de conviction et surtout – voici que ma subjectivité pointe le bout du nez – de sa musicalité porteuse d’une émotion à la fois datée et intemporelle ?

On le verra, cette survie demeure toujours menacée par les réductions, les gauchissements et même divers détournements, lesquels ont varié au fil des décennies. Mais les disputes posthumes autour de la personnalité et de l’art du poète ne lui confèrent-elles pas cette vie inhérente à l’existence d’un débat ? À chacun son Wilfred, serait-on tenté de dire, et le fait que des chapelles de tous ordres ont revendiqué ou revendiquent encore sa dépouille plaide dans le sens d’une perpétuation, celle-ci dût-elle se réaliser au prix d’éventuels brouillages.

Selon mon expérience de lecteur et de passionné, la parole de Wilfred Owen est donc une parole survivante. Car son oblitération progressive, longtemps rampante, voire bien entamée, comme celle de tout ce qui a pu concerner l’environnement culturel du premier conflit mondial, n’est plus à l’ordre du jour. Et à ce propos, il est réjouissant de constater que la vague mémorielle actuelle, dans tout ce qu’elle a de ponctuel et donc d’éphémère, n’entre que pour peu de chose dans cette pérennisation.

En tout cas, si l’on peut parler de survie dans le cas de Wilfred Owen, c’est très certainement et uniquement à sa parole qu’il la doit. Pour les connaisseurs de l’œuvre, cette remarque tient d’une lapalissade sans intérêt. Car malgré la sympathie que l’on peut éprouver pour la famille Owen lorsqu’on lit les biographies de Jon Stallworthy, de Dominic Hibberd ou de Guy Cuthbertson, force est de reconnaître qu’elle ne présente aucun caractère susceptible de la distinguer de milliers d’autres en Angleterre ou ailleurs. Le parcours de notre aspirant-poète dans les années précédant le conflit, s’il peut donner du grain à moudre aux exégètes, semble à peu près dépourvu de relief et, surtout, ne laisse que très incidemment présager l’explosion future de son talent.

Quant à la carrière militaire, entamée à Londres le 21 août 1915, elle n’a en soi rien de très extraordinaire, tout au moins jusqu’au 4 novembre 1918. Owen n’est d’abord, et c’est peu dire, guère pressé de rejoindre les rangs. Il n’est que de mentionner cette lettre du 28 août 1914, écrite depuis Bagnères-de-Bigorre, peu après sa rencontre avec Tailhade :

I feel my own life all the more precious and more dear in the presence of this deflowering of Europe. While it is true that the guns will effect a little useful weeding, I am furious with chagrin to think that the minds which were to have excelled the civilization of ten thousand years, are being annihilated - and bodies, the product of aeons of natural selection, melted down to pay for political statues. I regret the mortality of the English regulars less than of the French, Belgian, or even of Russian or German armies : because the former are all Tommy Atkins, poor fellows, while the continental armies are inclusive of the finest brains and temperaments of the land. (CL, 282)

On mesure à quel point notre homme ne relève ni de la catégorie des va-t-en-guerre ni de celle des patriotards étroits. Quant à l’ébauche d’internationalisme, elle se tempère aussitôt d’un élitisme flirtant avec le mépris de classe. Owen s’inclut d’autorité – avec un brin de volontarisme – dans la caste des intellectuels. Il est encore loin, le futur officier subalterne préoccupé du sort de ses hommes ! Tout cela changera bien sûr avec le temps et l’expérience du combat, mais en attendant, le cheminement sera lent et fort hésitant. On n’en a d’ailleurs pas fini d’effectuer le tri parmi les successives motivations avancées pour justifier son engagement, dont la défense de la langue anglaise n’est certes pas la plus convaincante.

D’un simple point de vue chronologique, on doit aussi considérer les périodes relativement restreintes qui bornent sa carrière militaire. Entre le 21 août 1915 et le 4 novembre 1918, Wilfred Owen aura passé trente-six mois et quinze jours sous l’uniforme. Quant à sa présence effective au front ou à proximité de celui-ci, elle n’excède pas, si l’on en croit les dates relevées par ses biographes, un peu plus de trois mois en tout et pour tout, le reste se répartissant entre permissions, formations spécifiques, périodes d’hospitalisation, de convalescence et de revalidation.

Le seul titre de gloire strictement militaire qui échoit au poète combattant se place d’ailleurs à la toute fin de son parcours, le 1er octobre 1918. Après le combat de Joncourt, sur la ligne Beaurevoir-Fonsomme, Wilfred Owen est recommandé pour cette Military Cross qu’il n’aura jamais l’occasion de porter. Pour autant, on reste loin des exploits ahurissants d’un Siegfried Sassoon, qui lui vaudront le surnom explicite de Mad Jack. De même, Owen n’apprendra jamais sa nomination effective au grade de full lieutenant. Quant à sa mort probablement héroïque – on doit insister sur l’adverbe – à Ors, le 4 novembre de la même année, les circonstances en demeurent encore aujourd’hui nébuleuses, aucun témoin ne s’étant révélé en mesure d’assurer que le poète était mort sur la berge du canal de la Sambre ou lors d’une tentative de traversée.

Seule la date de son décès, sept jours avant l’Armistice, par l’ironie amère qu’elle déploie, serait de nature à susciter un intérêt apitoyé. L’arrivée du télégramme fatidique chez les parents, à Shrewsbury, alors que sonnent les cloches et dansent les foules, ne ressemble-t-elle pas à une scène à faire qu’on hésiterait, tout de même, à placer en conclusion d’un mélodrame larmoyant ?

Non, plus que jamais, la survie de Wilfred Owen réside dans sa poésie, même si sa carrière militaire – en dépit d’une rumeur tenace propagée par ses propres amis, Robert Graves et Charles Scott Moncrieff en tête, évoquant une imaginaire accusation de couardise par son chef de corps – lui offre une caisse de résonance tout à fait appropriée.

On a bien dit poésie et non poèmes. Le distinguo, moins subtil qu’il n’y paraît, est d’importance pour notre essai de démonstration. Il y a en effet chez Owen un faire qui dépasse les simples produits de ce faire, et ce faire, c’est tout simplement son art poétique. Par comparaison, il n’est que de prendre l’un ou l’autre exemple du contraire. Ainsi, la brève carrière littéraire de l’américain Alan Seeger (1888-1916), malgré les rééditions, demeure-t-elle tout entière contenue dans son I Have a Rendezvous with Death. Un sort comparable caractérise Roland Leighton (1895-1915), dont la mémoire collective ne conserve guère que son Violets from Plugstreet Wood. Exemple fameux entre tous, John McCrae (1872-1918) ne demeure que grâce à la carrière symbolique du coquelicot, qu’il initie sans le savoir, et la première strophe d’un In Flanders Fields tronqué, censé nous faire croire aux vertus d’un pacifisme qu’en fait il réprouvait.

Appliqué aux vers de Wilfred Owen, ce phénomène d’extrême concentration aurait sauvé, peut-être, une pièce au message plus puissant que la facture, comme par exemple Anthem for Doomed Youth (1917). Il n’en fut heureusement rien. Aussi mince soit-il – ce qui peut se contester quand un auteur meurt à vingt-cinq ans -, le corpus owénien permet de discerner une évolution et des tendances parfois contradictoires, traduites dans des poèmes à la fois aboutis et variés, par la forme et le fond, dont une dizaine au moins constituent les fleurons connus et, pour beaucoup, immédiatement identifiables. Pour composer son War Requiem de 1962, Benjamin Britten avait besoin d’une voix unique, mais maîtrisant aussi des registres multiples. Comment aurait-il pu dénicher ailleurs que chez Owen, dans l’œuvre de contemporains pourtant nombreux, neuf pièces de qualité égale mais aux couleurs très diverses ?

Ce qui nous amène tout droit à un autre problème qui, selon moi, n’en est pas un. Il est tout entier circonscrit dans le syntagme war poet, exactement traduit en français, bien que la transposition en augmente encore le caractère réducteur, par poète de guerre. Précisons qu’en langue anglaise, l’expression a désigné et désigne toujours communément – l’adverbe pose question – un groupe de poètes très divers, ayant pratiqué leur art à l’époque du premier conflit mondial et en plein cœur de celui-ci. Selon l’Oxford English Dictionary, le war poet se définit en effet comme « a poet writing at the time of and on the subject of war, especially one on military service during World War I.»

 Voilà qui, on le constate, définit une catégorie vaste, uniquement préoccupée de thématique et de chronologie. Elle n’est donc pas artistiquement discriminante. La poésie de guerre, prise comme catégorie, ouvre donc la porte à tous les amalgames. C’est d’ailleurs ce qu’affirme le critique Robert Richman, au détour d’un article consacré en 1990 aux poèmes de Sidney Keyes : ‘war poet‘—a dubious designation that is often invoked to lend a moral edge to a writer whose work cannot stand up well in poetic terms » (Ruined Squire, The New Criterion, March 1990).  Cela, on l’aura compris, pour mieux exonérer l’objet de son étude d’une qualification in fine fort réductrice. Une qualification dont on ferait, a fortiori, volontiers grâce à Wilfred Owen.

Parmi les poètes de guerre ou supposés tels, certains en réchappèrent et continuèrent de bâtir, avec des bonheurs variés, une œuvre plus ou moins importante. D’autres, comme Ivor Gurney, disparurent assez vite du champ littéraire, mentalement détruits par leur expérience. D’autres encore n’y survécurent pas et ne purent donc voir leurs œuvres liées à la guerre publiées sous forme de recueils posthumes. À tort ou à raison, tous n’eurent pas droit aux honneurs d’une longue postérité. Par comparaison, on mentionnera le nombre moins important de poètes britanniques actifs lors du deuxième conflit mondial. La critique les verse néanmoins, eux aussi, dans ce genre à part entière que serait la poésie de guerre. Il semblerait donc que les authentiques war poets aient été actifs entre 1914 et 1945, frontières temporelles définitives d’une classification peut-être enfin close. Un chiffre, pourtant très français, donnera la meilleure mesure de l’importance que revêtent, en littérature anglaise, ces fameux poètes de guerre. Dans l’Anthologie bilingue de la Poésie anglaise – parue en 2005 chez Gallimard, dans la collection de la Pléiade -, dont le panorama exhaustif part de Beowulf , soit du VIIe siècle, pour aboutir à Simon Armitage, né en 1963, ce ne sont pas moins de onze war poets que l’on retrouve, dont l’œuvre demeure vivante pour des raisons, on insistera sur ce point, expressément littéraires.

Par l’effet d’un étonnant contraste, l’expression poète de guerre n’a jamais revêtu, en Francophonie, le même caractère de catégorie consacrée par l’histoire littéraire. On en prendra pour meilleur exemple un Guillaume Apollinaire, qui n’avait pas attendu le conflit pour trouver sa voie, sa voix et un public. Il y aurait donc, en matière de guerre et de poésie, une sorte d’exception culturelle britannique.

Sachant ce qui précède, Wilfred Owen est-il un « war poet » ? La réponse est : oui. Mais aussitôt, il convient de préciser, voire de corriger tout ce que le syntagme peut avoir de réducteur. Dans cette perspective, il faudra donc modifier notre réponse. Et remplacer le oui par un oui, aussi. Car si le syntagme war poet, par son premier terme, définit une catégorie temporelle et un cadre, il transformerait alors le poète qui en serait affublé en témoin d’époque, avec cette conséquence dommageable que la matière historique se mêlerait intimement, jusqu’à l’occulter, à un substrat littéraire strictement daté. Tout universalisme en serait de facto banni, et le fond éclipserait la forme, devenue explicitement secondaire. Si ce premier terme, war, davantage qu’à une temporalité, renvoie à l’universalité persistante du conflit dans l’expérience humaine, nous serons sans doute plus proches d’une justice rendue à Owen, mais dont il faut dire alors que la justification est accidentelle. Il n’est que de lire ses œuvres complètes, fragments compris, pour admettre que Wilfred Owen, s’il se lança dans l’aventure poétique dès son plus jeune âge, ne trouva sa voix et – disons-le tout net – une première véritable originalité, qu’après son entrée tardive dans la Première Guerre. Cependant, la lecture de sa correspondance et les témoignages de ses proches laissent planer peu de doutes sur le fait que, riche de cette expérience extrême, s’il avait survécu, Wilfred Owen aurait persévéré sur la voie poétique.

Bien sûr, nous ne saurons jamais quelle direction son œuvre aurait prise alors. Certains cyniques iront même jusqu’à prétendre que sa mort tragique, à l’extrême fin du conflit, l’aura peut-être sauvé d’un possible déclin. À ce propos, on évoque souvent la baisse d’intensité notée chez un Siegfried Sassoon qui, pour son bonheur et le nôtre, se tourna davantage vers la prose, y retrouvant les qualités mordantes d’une ironie auparavant réservée à sa poésie. Bref, si la carrière littéraire de Wilfred Owen commence vraiment durant le conflit et s’achève en même temps que lui, il nous semble que d’autres titres l’appellent à survivre que celui de poète en uniforme. Par la qualité étourdissante et novatrice de sa versification, par l’urgence des émotions véhiculées et la diversité des registres utilisés – allant de la colère sourde à l’apaisement élégiaque -, par les notations dantesques propres à son imagerie, Wilfred Owen nous semble mériter, comme Robert Graves le proclama naguère à la grande joie de l’intéressé, l’appellation de poète tout court.

On peut donc dépasser les effets d’une classification réductrice et facile, prisée des assembleurs d’anthologies. Pourtant, selon qu’ils privilégient l’un ou l’autre versant de l’œuvre, soit qu’ils adoptent la vision davantage politique du poète militant – avec l’aval de l’intéressé, qui se donne lui-même, sans ambiguïté, un rôle d’avocat (as well as a pleader can [CL, 580]) dans sa lettre du 4 octobre 1918 – ou, au contraire, selon qu’ils insistent plutôt sur les qualités par endroits élégiaques et contemplatives du verbe owénien, l’amateur comme l’analyste posent un choix, volontaire ou non, selon des dosages variés. À chacun son Wilfred, disions-nous. Les préférences qu’il exprime par rapport à tel ou tel poème permettent de situer le lecteur, qui règle le curseur entre ces deux pôles pas nécessairement antithétiques. Du côté de la révolte quasi-sassoonienne, de l’indignation et de la contestation, on trouve par exemple des pièces explicites comme Dulce et decorum est ou Smile, Smile, Smile. À l’autre extrémité du spectre paraissent des pièces moins directement dénonciatrices, au message plus complexe, aux images parfois mystérieuses, intrigantes, préférant le questionnement à l’affirmation et chantant davantage le recueillement que la nécessaire indignation. Élégies ou péans, Strange Meeting et Exposure rendent, en effet, un tout autre son que les poèmes peu ou prou militants de Wilfred Owen. Pour autant, l’œuvre presque entière repose sur le mélange savant, varié et évolutif de ces deux attitudes.

En cela, elle reflète bien la personnalité riche de Wilfred Owen, les multiples facettes d’un poète en fin de compte malaisément classable et, de ce fait, malaisément récupérable. Pour les penseurs binaires, comment réconcilier en un seul homme, d’une part le pacifiste profond, soutien de Siegfried Sassoon dans ses audaces contestataires, ami de la fratrie Sitwell, détracteur des poètes cocardiers à la Jessie Pope et, d’autre part, l’officier scrupuleux, dévoué à ses hommes mais avide de reconnaissance qui écrit, le 25 avril 1917, après avoir passé de trop longues heures dans l’abri inondé qui lui inspirera le poème The Sentry, cette critique à peine voilée : I think that the terribly long time we stayed unrelieved was unavoidable; yet it makes us feel bitterly towards those in England who might relieve us, and will not  (CL, 452)? On le comprend, la richesse de la poésie procède aussi de la complexité de l’homme-poète. Et si la parole de Wilfred Owen survit, c’est sans doute aussi parce que la qualité de son chant déborde, et de fort loin, les limites que l’on voudrait imposer à son message.

Pourtant, davantage peut-être que sa poésie, le personnage de Wilfred Owen a fait, et continue de faire l’objet de tentatives de récupération, bienveillantes le plus souvent, malveillantes en de rares occasions. Ainsi, l’homosexualité réelle ou supposée de l’homme suscite-t-elle, parmi les biographes, des débats discrets, voire embarrassés. Premier d’entre eux, Jon Stallworthy, très proche de Harold Owen – le petit frère aux grands ciseaux et au pinceau trempé dans l’encre de Chine, censeur excessif de la correspondance -, zappe carrément le sujet. L’époque s’y prêtait peu et la famille Owen faisait sans doute pression. Bref, circulez, il n’y a rien à voir. Dominic Hibberd, pour sa part, ne fait pas mystère de son opinion. La lecture des poèmes, de la correspondance et des témoignages lui paraît suffisamment éclairante pour définir les inclinations amoureuses de Wilfred. Pour autant, il concède que, si tous les indices mènent pour lui à la même conclusion, rien n’est explicitement avéré quant à la nature de sa sexualité. La lecture de passages tels que cette lettre à Leslie Gunston du 29 octobre 1918 y gagne du même coup tout l’intérêt d’une devinette à double résolution : There are two French girls in my billet, who single me for their joyful gratitude for la délivrance. Naturally I talk to them a good deal; so much so that the jealousy of other officers resulted in a subaltern’s court martial being held on me ! The dramatic irony was too killing, considering certain other things, not possible to tell in a letter (CL, 589). Homosexuel peut-être, homosexuel sans doute, mais fort capable de susciter la jalousie de ses confrères straight. Arrive alors Guy Cuthbertson, dernier biographe en date qui, lui, décèle chez Wilfred Owen le syndrome de Peter Pan, soit une incapacité à accéder, en ces matières, à ce qu’il convient d’appeler l’âge adulte. À la relecture, son hypothèse me paraît aussi crédible que les précédentes. Quant à la mienne, elle tient compte de l’énorme capacité d’admiration dont Wilfred Owen est évidemment doué. Or, pour entrer dans le cercle privilégié des intellectuels et des artistes qu’il vénère, ne convient-il pas pour lui de partager aussi leurs goûts ?

Je passerai très rapidement, et sans documenter, sur un autre type de récupération, naguère entrevu sur la Toile, et qui faisait de notre poète un pédophile notoire. Appuyée sur les expériences pédagogiques de Wilfred à Dunsden et fort maladroitement illustrée par le portrait tiré en 1917 en compagnie du jeune Arthur Newboult, la démonstration boiteuse soulignait surtout la malignité de son obscur auteur, et constituait un exemple malheureux de ce fait avéré : la personnalité et l’œuvre d’Owen, par leur richesse même, laissent le champ libre à de nombreuses revendications.

J’en terminerai sur le sujet en mentionnant cette interview d’un soldat de métier britannique, enregistrée à l’occasion d’un Trooping the Colours et incluse dans le documentaire de la BBC Wilfred Owen : A Remembrance Tale, réalisé par Louise Hooper (2007). Celui-ci déclarait à Jeremy Paxman que Wilfred était l’un des seuls poètes compréhensibles pour les hommes de guerre. L’affirmation n’est peut-être pas fausse, et certainement tout sauf malveillante, mais on se surprend à se demander quel écho elle aurait rencontré chez notre officier aux inclinations pacifistes. N’oublions pas que la poésie d’Owen, longtemps confinée aux cercles d’amateurs lettrés, connut un renouveau et un véritable début de reconnaissance populaire à l’époque de… la guerre du Viêt-Nam ! Ce qui en dit long sur certaines lectures bienveillantes mais, une fois encore, très réductrices de l’œuvre dans son ensemble.

Parvenus à ce point de notre démonstration, nous pouvons donc constater que la parole de Wilfred Owen survit aux déficiences et aux limitations de sa biographie, aux classifications réductrices, aux partis-pris opposés et aux récupérations abusives.

À supposer que cette œuvre dût enfin traverser la Manche bien après que son auteur s’y soit lui-même résolu, il lui fallait encore survivre à une épreuve plus redoutable encore : celle de la traduction. On ne refera pas ici une étude du processus de traduction littéraire. D’innombrables traités et commentaires ont été consacrés à cet inépuisable sujet.

Dès que j’eus découvert l’œuvre de Wilfred Owen, mes velléités initiales de traduction se heurtèrent aux problèmes inhérents à la démarche. Mais ici, l’acuité en était démultipliée. Traduire la poésie, est-ce simplement possible ? Est-ce même souhaitable ? La fidélité au contenu tue la forme et le respect des structures – la rime notamment, mais pas seulement – dévoie le fond. En outre, à force de décortiquer les vers, de les démonter pour les mettre à plat, je découvrais si possible mieux encore la richesse et la complexité des constructions owéniennes, avec leurs assonances multiples, croisées, et leurs rimes intérieuressubtilement agencées. Au fur et à mesure que j’avançais dans ce qui n’était même pas encore un projet de traduction raisonné et assumé, tout en continuant parallèlement à découvrir les pièces moins connues et les nombreux fragments inachevés, l’évidence s’imposait à moi que, bien loin de traduire au sens ordinaire du verbe, il fallait adapter, tenter d’obtenir, non pas un parallélisme absolu de mots et de concepts, mais bien davantage, comme dans un miroir sonore, rendre un écho le plus fidèle possible de sens, d’émotion et de mouvement.

À l’époque, je ne connaissais que la traduction par Nina Lesieur, parue dans le livret Decca, des neuf pièces incluses par Britten dans son War Requiem. Je dois avouer que cette traduction me laissait sur ma faim sans que je pusse – ou voulusse – mettre en doute leur exactitude. Il me sembla même que, si problème il y avait, c’était précisément là qu’il résidait, dans cette exactitude, cette fidélité qui portait tort à la langue-cible, le français. Pour mettre le propos en métaphore, toutes les notes y étaient, mais pas, ou peu, la musique.

Presque malgré moi, un long processus de maturation venait de débuter. Sans doute m’eût-il été utile de connaître les autres traductions déjà existantes alors, et notamment celles de M. Roland Bouyssou. Ma démarche se serait sans doute arrêtée là. Mais dans l’ignorance où je me trouvais, l’aventure présentait un défi passionnant, car l’affaire n’était certes pas gagnée d’avance.

En parlant des sonnets de Shakespeare, qu’il se proposait de transposer vers le français avec toute l’élégance qui caractérisait sa plume, le grand poète belge Marcel Thiry (1897-1977) fit appel au mot attouchement, dont la justesse lui valut d’apparaître dans le titre même des poèmes qui couronnèrent son entreprise (cf. Attouchements des Sonnets de Shakespeare, De Rache, 1970). Très vite, voire immédiatement, dès mes premiers essais – dont je n’imaginais pas qu’ils tomberaient un jour sous les yeux d’un quelconque lecteur -, je compris le parti similaire qu’il me faudrait prendre si je voulais trouver quelque plaisir à mon travail et, ultimement, servir l’œuvre à laquelle, au sens presque militaire du mot, je m’attaquais.

Ma démarche n’avait de sens, comme je l’ai dit plus haut, que dans l’adaptation. D’autres que moi l’ont dit et répété : quand il s’agit de transposer une langue non latine, dont le découpage du champ lexical et l’agencement syntaxique, pour n’être pas absolument différents du français, s’en écartent à bien des égards, la traduction implique toujours, à l’une ou l’autre étape du processus, une manière de choix. La trahison traditionnellement attribuée au traducteur – on ne répétera pas l’adage – se manifeste, non par une quelconque forme de mensonge, mais par un jeu complexe d’omissions et d’ajouts, dans lesquels le coupable veut voir des précisions. La poésie y surimpose des contraintes formelles bien souvent insurmontables, sinon en recourant à des déplacements devenus nécessaires si le traducteur vise à la conservation résiduelle d’une musique menacée de disparition.

Entre le fond et la forme, entre le propos et sa structure, le traducteur, selon sa sensibilité et, surtout, celle qu’il prête au poète traduit, doit perpétuellement, de vers en vers, de strophe en strophe, déplacer le curseur. La tâche, il s’en rendra vite compte, tient de la gageure et ne dépassera jamais, même imprimée sur papier hollande, le stade de la tentative éternellement améliorable. Autant l’avouer : en poésie, l’ego déjà modeste de son auteur dût-elle en souffrir, toute traduction prétendue définitive constitue une imposture. Mais, pour la parole owénienne, c’est le prix de la survie ou, pour le dire avec davantage d’exactitude, de la survie simultanée d’une forme et d’un fond à jamais indissociables.

C’est peu dire que la traduction de Wilfred Owen vaut à l’inconscient ou au prétentieux qui s’y attelle davantage de déceptions et de remords que de félicités. Pour un seul bonheur rencontré – lequel semble toujours le fruit d’un improbable hasard – que de frustrations à jamais irrésolues, en dépit des rééditions et de leurs possibles corrections. Parfois, de probables maladresses dans un original lui-même inachevé permettent au traducteur de s’exonérer. Ainsi, que faire en français de ce vers pas trop bien balancé, extrait de Strange Meeting : None will break ranks, though nations trek from progress (CPF1, 148), sinon un très faible et surtout trop long – cinq pieds surnuméraires – Aucun ne rompra les rangs, les nations fuiraient-elles le progrès (ECLC, 71)? Le fond est sauf, la forme souffre !

Au contraire, dans le même poème, les deux vers qui suivent : Courage was mine, and I had mystery,/Wisdom was mine, and I had mastery se prêtent à une transposition quasiment parfaite, de la forme comme du fond : J’avais le courage et j’avais le mystère,/J’avais la sagesse et j’avais la maîtrise. En remplaçant la forme prédicative anglaise par une déclaration de possession, l’assonance du vers original est déplacée mais conservée (j’avais/j’avais), alors qu’un trop grand respect de l’original (le courage était mien/la sagesse était mienne) la compromettrait.

Ce n’est là qu’un minuscule exemple parmi des centaines d’autres dont certains, d’ailleurs, continuent à compromettre mon rêve d’une traduction intégrale des poèmes. Même augmentée, la deuxième édition du recueil intitulé Et chaque lent crépuscule, parue en 2012, n’offre toujours qu’un survol incomplet de l’œuvre poétique, rythmé par des échos issus de la correspondance. Autrement dit, le choix opéré reflète aussi une provisoire impuissance dans le chef du traducteur. Car certains poèmes résistent à mes velléités de transposition. Je pourrais certes en donner une version lexicalement correcte, mais insuffisante car, selon un critère ardu à définir, peu inspirée.

Continuellement, le traducteur de poésie, dès qu’il n’est tenu par aucune obligation éditoriale particulière, doit selon moi se poser la question suivante : ma version, tout imparfaite qu’elle soit, approche-t-elle d’aussi près que possible, sans perte exagérée de fond et de forme, le modèle original ? Faute de parvenir à ce résultat, la traduction n’aura guère plus de valeur qu’une série de sous-titres tels qu’on peut les lire au bas d’un écran de cinéma ou de télévision.

Dans l’approche adoptée, nul doute que la forme souffre bien davantage que le fond. Sauf heureuse coïncidence, la rime est perdue ; les allitérations, dans le meilleur des cas, déplacées ; le mètre gauchi et déréglé ; et si l’on creuse encore, ce qui fait sans doute une des plus puissantes originalités du vers owénien, la pararhyme selon la définition qu’en donne Edmund Blunden, si peu adaptable en français, s’évanouit. Le traducteur en arrive à se réjouir quand, transposant les vers inauguraux de Anthem for Doomed Youth (CPF1, 99): What passing-bells for these who die as cattle ? / Only the monstrous anger of the guns./ Only the stuttering rifles’ rapid rattle /Can patter out their hasty orisons , il parvient à faire rimer, au prix d’un déplacement, les canons (guns) et les oraisons (orisons).

Ce traducteur a parfois plus de chance, comme quand, dans le fragment I saw his round mouths’s crimson (CPF1, 123), toujours au prix de déplacements, il peut rendre au poème un aspect partiellement rimé, et peut jouer sur des assonances le plus souvent impossibles à replacer dans une version française du texte. Je cite directement ma version :

 J'ai vu foncer la pourpre de sa bouche ronde quand elle tomba
    Tel un soleil profond en sa dernière heure.
 J'ai contemplé, magnifique, le recul de l'adieu,
    Nuages, demi-jour, demi-pénombre,
 Et le firmament de sa joue embrasé d'une ultime splendeur.
    Et dans ses yeux
 La lumière des froides étoiles, très vieilles, très pâles,
    En des cieux différents. (ECLC, 31) 

Dans la version originale, hour ne rime évidemment pas avec splendour mais bien glower, de même que eyes ne répond pas à farewell mais annonce le skies final. Pour couronner ces dévoiements plus ou moins discrets, le traducteur s’offre même une assonance, laquelle devient même rime interne, entre étoiles et pâles. Par ce biais, ne tente-t-il pas de créer un écho avec l’effet perdu du rapprochement, au quatrième vers, de gleam et glower ?

La comparaison seule permet d’en juger :

 I saw his round mouth's crimson deepen as it fell,
 Like a sun, in his last deep hour;
 Watched the magnificent recession of farewell,
 Clouding, half gleam, half glower,
 And a last splendour burn the heavens of his cheek.
 And in his eyes
 The cold stars lighting, very old and bleak,
 In different skies.(CPF1, 123) 

Et c’est là qu’un truc éditorial permet au traducteur de se rassurer. Ce qui s’avérerait impossible, ou fort coûteux d’un point de vue économique, pour le roman ou toute forme littéraire longue, devient parfaitement réalisable en poésie : l’édition bilingue, où la version originale apparaît en regard du texte traduit. Dans l’esprit du traducteur, cette façon de procéder, puisqu’elle expose au grand jour, côte à côte en quelque sorte, l’original et son imparfaite copie, lui donne la certitude de jouer franc-jeu. Puisque, tout de même, la langue anglaise est mieux connue en Francophonie que le letton ou le coréen, possibilité est laissée au lecteur, à tout moment, d’exercer un contrôle sur la tentative qu’il est en train de lire. Dans cette configuration, aucune des ficelles employées par le traducteur, aucun des raccourcis pris par lui, aucune des surcharges apportées, aucunes des erreurs même qu’il a pu commettre n’est dissimulée aux yeux du lecteur averti. Pour autant, le coupable n’y gagne qu’une conscience apaisée, car il ne saurait être question d’exonération ni de pardon. Le lecteur, pour sa part, se voit invité, pour peu qu’il en ait la capacité, à exercer son esprit critique et abandonner un peu de sa confortable passivité. À lui de s’assurer que, s’il a affaire au traître de l’adage, ce dernier fait au moins preuve, sinon d’expertise, du moins de bienveillance dans la perpétration de son forfait.

Car des traducteurs et des traductions, il en viendra d’autres. Si la finition ou la complétude d’une œuvre littéraire, aux yeux de son auteur, n’est que rarement acquise, la traduction, elle, demeure à jamais un chantier amené à évoluer selon les pratiques, les théories, les mentalités et les modes du temps. Des traductions d’Owen existaient avant les miennes, d’autres viennent et d’autres viendront. Il faut s’en réjouir.

Mais avant de clôturer ce trop long aspect de mon exposé, et puisqu’il est ici question de survie, je me dois de mentionner un danger spécifique, auquel succombent nombre de jeunes traducteurs enthousiastes – mais ceci concerne aussi un fort contingent de leurs aînés.

L’activité littéraire de Wilfred Owen s’est située dans certains biotopes – si j’ose le substantif – bien définis, durant une période de l’histoire précisément délimitée et décrite par les historiens. Ceci a pour conséquence qu’une éventuelle méconnaissance de la société, des mentalités, des techniques – ici, militaires – et des représentations du temps, lesquelles ont peu ou prou constitué le creuset d’une vie et d’une production littéraire originale, peut dénaturer, fondamentalement ou dans le détail, le cœur vivant du message en le tirant vers une contemporanéité indésirable et, surprise, jouant les Procuste de service, peut chercher à se dédouaner sous prétexte d’universalité.

Par exemple, naguère requis par mon éditeur afin d’évaluer la bonne tenue d’un roman traduit du serbe, lequel proposait un kaléidoscope de situations, sorte de précipité du premier conflit mondial vu de façon panoramique, je tombai notamment sur un passage où, avec l’aval des militaires prussiens, Lénine embarquait, texto, à bord d’un wagon blindé. J’ignore comment se dit plombé en serbo-croate, mais certaine qualité métallique a dû troubler la confiance du traducteur, sans doute peu féru d’histoire, et l’amener à recourir à un syntagme qu’il connaissait.

La poésie et la prose de la Première Guerre sont menacées par l’à-peu-près et le cliché, et ce danger va croissant. Ainsi ai-je parfois entendu crépiter, dans The Last Laugh d’Owen, des mitraillettes qui feront leur tardive et discrète apparition fin 1918 et ne seront jamais des machine-guns ! Plus répandue encore, la polysémie du bomb anglais, désignant aussi bien une grenade qu’une bombe au sens propre, est régulièrement ignorée des traducteurs français qui, du coup, transforment maint troupier en hercule susceptible de faire pâlir le meilleur lanceur de poids. Même la remarque de Wilfred, notée le 21 septembre 18 – I have been appointed bombing officer to the battalion. Nota bene I know nothing specially about bombs (CL, 578) , n’absoudra qu’en partie le traducteur fautif. Enfin, je redoute depuis quelque temps la première apparition du terme franco-français poilu dans un poème traduit. Dans l’esprit du futur coupable, il n’y aura hélas sûrement pas là matière à fouetter un chat, quitte à commettre du même coup un authentique non-sens.

Au point où nous en sommes, nous avons vu que pour survivre et s’épanouir, la parole poétique, et donc celle de Wilfred Owen, devait louvoyer, par ses moyens propres, entre une impressionnante quantité d’écueils. J’ai tâché de les nommer et d’en opérer un essai de catégorisation. Biographies incomplètes ou tronquées, classifications réductrices, récupérations bienveillantes ou malveillantes, traductions hésitantes ou actualisantes…

Mais la survie étant acquise, comment cette parole se diffuse-t-elle ? Comment, et sous quelles formes, atteint-elle les lecteurs et, parmi ceux-ci, les autres créateurs ? Passe-t-elle à la postérité sous forme de canon – excusez la métaphore – définitivement figé par la critique et les éditeurs, et sanctionné par une interprétation consensuelle ?

On ne tentera pas ici une étude consacrée aux diverses éditions des poèmes et de la correspondance, et on se gardera bien de documenter leur sort en librairie, en bibliothèque ou sur la Toile. Tout cela concerne ce que j’appellerais, en littérature, le circuit classique de la reconnaissance ou de l’oubli des œuvres publiées.

Par contre, si l’on veut bien souscrire à cette opinion discutable selon laquelle le nombre d’imitateurs, d’épigones ou de suiveurs mesurerait la vitalité de ces mêmes œuvres, on pourrait alors poser que la survie de la parole owénienne était tout sauf garantie a priori.

En contre-exemple, on mentionnera les war poets les mieux connus et reconnus de la Deuxième guerre mondiale. Ainsi, le Gallois Alun Lewis (1915-1944) va-t-il puiser une part non négligeable de son inspiration première chez son prédécesseur Edward Thomas (1878-1917), dont le verbe élégiaque et les visions intimistes de la nature se voient transportés, presque sans travestissement, de la verte Angleterre de l’aîné aux touffeurs birmanes dans lesquelles combat le cadet. Surtout, le grand Keith Douglas (1920-1944), probablement le meilleur poète révélé puis anéanti par le conflit, avoue sans détour, dans une de ses meilleures pièces, Desert Flowers (1943), la dette qu’il entretient envers Isaac Rosenberg (1890-1918): Living in a wide landscape are the flowers – / Rosenberg I only repeat what you were saying (KDCP, 108). Mais si ce vers n’existait pas, la qualité baroque de certaines images, l’indifférence de façade affichée en bravade ironique, commune à des pièces écrites à 25 ans d’écart telles que Dead Man’s Dump (1917) et Vergissmeinnicht (1943), suffiraient pour établir entre les deux auteurs une indéniable parenté de sensibilités, sinon de technique.

Or, chose étrange, l’histoire littéraire, même la plus exhaustive, ne reconnaît à Wilfred Owen aucun descendant direct revendiqué, ni aucun disciple attaché à perpétuer son verbe. Si sa parole survit, c’est donc à ses vertus uniques qu’elle le doit, et non aux enseignements de quelque école, mouvement ou coterie littéraire venue après lui. Certes, dès le début, l’œuvre a drainé un courant d’admirateurs au flux très variable selon les époques. Pour autant, cette parole ne s’est pas reproduite au sens strict et l’influence qu’elle a pu exercer sur d’autres créateurs demeure donc diffuse, subtile et peu discernable. Si tel est véritablement le cas, il faut sans doute en chercher la raison dans le fait que cette influence agit davantage en profondeur.

Il ne faut toutefois jamais jurer de rien. Tout à l’heure, en parlant de traduction, j’évoquais les attouchements auxquels elle procède. Marcel Thiry, pour un même résultat, aurait d’ailleurs pu choisir le terme effleurement. Cette fois, histoire de moduler mon affirmation précédente, je parlerai des affleurements souvent surprenants de l’œuvre owénienne, qu’il m’a été donné d’observer, pour ainsi dire à la volée, dans quelques productions de ses successeurs. Preuve s’il en fallait que la survie, ici, peut se manifester par le biais de remontées probablement inconscientes.

Parmi les war poets de la Seconde Guerre mondiale, si l’on place à part les grands formats que sont Keith Douglas et, dans une moindre mesure, Alun Lewis, on trouve quelques artistes auxquels on ferait injustice en les qualifiant de mineurs, mais qui n’eurent pas le temps de donner toute leur mesure avant leur disparition brutale. Le jeune Sidney Keyes (1922-1943) trouva le temps de gagner le prix Hawthornden 1943 avant de périr en Tunisie au bout de trois semaines au combat. Son presque exact contemporain Drummond Allison (1921-1943) fut tué aussi rapidement sur les rives du Garigliano. Quant au major John Jarmain (1911-1944) – car il semblerait que, dans les années 40, les poètes montent plus vite en grade, à l’instar du capitaine Douglas -, sa mort en Normandie ne lui laissa aucune chance de voir publiés son unique roman, Priddy Barrows (1944), et son tout aussi unique recueil. Sur les 41 pièces que contient celui-ci, 23 sont présentées comme War-time Poems proprement dits.

Entre Owen et Jarmain, on ne peut déceler qu’un seul point commun biographique et géographique : la ville de Shrewsbury, où vécut longtemps le premier, où le second acheva ses études secondaires. Pour le reste, peu d’affinités, peu de ressemblances existent entre les deux hommes. Owen veut étudier la littérature à l’université mais ne peut y accéder, tandis que Jarmain, tout en prisant les lettres, étudie les mathématiques à Cambridge. A priori, leur parcours guerrier n’a, lui non plus, rien de comparable. Pour l’un, la boue de la Somme et du Cambrésis, le froid des premières lignes et les paysages oblitérés ; pour l’autre, le sable du désert, ses chaleurs torrides, ses tempêtes sèches et les ruines romaines surgissant au détour des dunes.

Mais ces différences ne sont que de surface, et si l’art poétique de Jarmain, ennemi de l’effet gratuit et de toute sophistication inutile, n’atteint pas toujours les hauteurs du lyrisme owénien, il est au moins un endroit où l’œuvre de l’aîné – même si Wilfred meurt plus jeune que Jarmain – affleure dans celle du major mathématicien. À travers le poème intitulé Embarkation, daté par Jarmain de 1942, le lecteur doué de mémoire et de sensibilité ne pourra que déceler un écho, pour partie contrasté, de la pièce intitulée The Send-Off, écrite par Owen en 1918.

Qu’on en juge à la lecture des 13 premiers vers d’Owen et des 8 premiers de Jarmain.

D’abord Owen :

 Down the close darkening lanes they sang their way
 To the siding-shed,
 And lined the train with faces grimly gay.
 Their breasts were stuck all white with wreath and spray
 As men's are, dead.
 Dull porters watched them, and a casual tramp
 Stood staring hard,
 Sorry to miss them from the upland camp.
 Then, unmoved, signals nodded, and a lamp
 Winked to the guard.
 So secretly, like wrongs hushed-up, they went.
 They were not ours:
 We never heard to which front these were sent.(CPF1,172) 

Ensuite Jarmain :

 
 In undetected trains we left our land
 At evening secretly, from wayside stations.
 None knew our place of parting ; no pale hand
 Waved as we went, not one friend said farewell.
 But grouped on weed-grown platforms
 Only a few officials holding watches
 Noted the stealthy hour of our departing,
 And, as we went, turned back to their hotel. (JJP, 18) 

La parenté entre ces deux extraits se révèle à plusieurs niveaux. Chez Owen comme chez Jarmain, nous assistons en parallèle à une scène identique, décrivant l’embarquement et le départ de troupes à bord d’un train. Il y a d’abord unité de temps, soit la tombée du soir : darkening lanes chez Owen ; at evening chez Jarmain. Des deux côtés, le départ se place sous le signe du secret, du caché, comme le soulignent l’adverbe secretly, l’adjectif hushed-up chez Owen ; undetected, secretly, stealthy note Jarmain, qui précise : none knew our place of parting. Cet embarquement prend place dans un lieu écarté du système ferroviaire, dépourvu de tout prestige : siding-shed chez Owen ; wayside stations et weed-grown platforms chez Jarmain. Les témoins de la scène sont au mieux curieux, au pire indifférents, voire impatients de s’en aller : dull porters watched them, and a casual tramp stood staring hard chez Owen, où même les signaux restent unmoved ; tandis que chez Jarmain, only a few officials holding watches […] as we went, turned back to their hotel. Il n’est pas jusqu’au vocabulaire utilisé par les deux poètes qui ne contribue au rapprochement des deux narrations.

Mais le jeu de miroirs peut aussi rendre des reflets presque exactement inversés, témoignant que les deux hommes ne partagent ni la même époque ni le même conflit. Là où les militaires de Jarmain ne connaissent pas le lieu d’où ils partent, tout indique au contraire qu’ils connaissent leur destination, Egypte ou Cyrénaïque. Chez Owen, le mystère entoure le but du voyage. Les témoins anonymes du départ confessent une ignorance sans doute partagée, laquelle contribue d’ailleurs à leur distanciation par rapport aux voyageurs : we never heard to which front these were sent. Écrit en 1918, le poème d’Owen fait probablement allusion à un souvenir antérieur car, autre différence notable, si le départ du train se place sous le signe de la discrétion, un épisode de liesse populaire l’a précédé : their breasts were stuck all white with wreath and spray. Le chant des troupiers – they sang their way – en constitue l’ultime et dérisoire reliquat. En 1942, en revanche, l’enthousiasme général n’est plus de mise et ceux qui partent n’en conçoivent d’ailleurs aucune amertume. Il y a là un contraste parfait : no pale hand waved as we went, not one friend said farewell. La charge critique se déplace donc, des femmes qui distribuent des fleurs aux soldats dans le texte d’Owen – lesquelles apparaissent quelques vers plus loin -, aux officiels pressés de rejoindre leur hôtel chez Jarmain. Et quand, parmi les troupiers d’Embarkation, au vers 20, l’un d’eux cast a timid wisp of song au moment de monter dans le bateau qui les emporte, le chant qui s’élève alors a perdu l’innocence des commencements, et s’il ravive les courages c’est, face au désespoir qui menace, pour proclamer la solidarité de ces vies fragiles.

On le voit, même les dissemblances sonnent tels des échos. Pourtant, à la lecture des deux poèmes, pas un seul instant la notion d’imitation, et moins encore de plagiat, ne vient à l’esprit, mais bien plutôt le sentiment que, chacun à son époque, à vingt-deux années de distance, deux poètes ont su saisir, avec des sensibilités originales et des savoir-faire différents, le sens profond d’une situation parallèle, reproduite, chacune certes singulière et datée, mais ouvrant à sa manière sur l’universalité du destin humain.

Voilà ce qui toujours, dans un monde idéal, devrait garantir la survie d’une parole.

Voilà ce qui explique sans doute, en partie du moins, cet affleurement ponctuel, aussi naturel qu’évident, d’une œuvre ancienne à la surface d’une œuvre plus moderne.

On le voit donc, la parole poétique peut survivre à tout – aux classifications réductrices, aux récupérations abusives, aux traductions infidèles – et, en prime, à force d’épouser les courants profonds d’une émotion sans âge véritable, elle peut s’inviter en passagère clandestine dans l’œuvre d’autres créateurs.

C’est tout le mal qu’on souhaite aux poèmes de Wilfred Owen.

Xavier Hanotte, octobre 2018

Références Bibliographiques

CL: Wilfred Owen, Collected Letters, ed. Harold Owen & John Bell, London, Oxford, Oxford University Press, 1967.

CPF1: Wilfred Owen, The Complete Poems and Fragments (vol. I The Poems),ed. Jon Stallworthy, London, Chatto & Windus, The Hogarth Press and Oxford University Press, 1983.

ECLC : Wilfred Owen, Et chaque lent crépuscule, trad. Xavier Hanotte, Bègles, Castor Astral, 2012.

JJP: John Jarmain, Poems, London, Collins, 1945.

KDCP: Keith Douglas, Complete Poems, ed. Desmond Graham, London, Faber & Faber, 2000.

Xavier Hanotte est écrivain, essayiste et traducteur de l’auteur anversois Hubert Lampo et du poète anglais Wilfred Owen (Et Chaque Lent Crépuscule, 2001), entre autres. Xavier Hanotte publie son premier roman, Manière noire, en 1995 qui inaugure la série de romans mettant en scène l’inspecteur bruxellois Barthélemy Dussert, lui-même traducteur de Wilfred Owen. Xavier Hanotte publie par la suite une quinzaine de romans, ainsi que des articles sur la poésie britannique et la guerre, ainsi que sur les rapports entre création et traduction. Wilfred Owen demeure la figure emblématique de l’œuvre de Xavier Hanotte, à la fois comme protagoniste occasionnel, objet d’inspiration, de traduction et de réflexion sur le rapport entre la guerre et l’homme.