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Monsieur Owen en Aquitaine

GILLES COUDERC

Keywords
Wilfred Owen, Bordeaux, Bagnères-de-Bigorre, Pyrénées, Pic-du-Midi-de-Bigorre, 1913-1915, Laurent Tailhade, Société Ramond, Ernest Renan, proficiency in French, misogyny, astronomy, French Romantics, Catholicism  

Abstract
This paper focuses on the two years which Wilfred Owen spent in France, in Bordeaux and the Pyrénées between September 1913 and September 1915, and on the consequences of this experience on his personal and artistic development, as can be detected from his letters and poems. The paper will highlight three features in this important chapter of Owen’s own Bildungsroman: the invention of a new figure, Monsieur Owen, “the man of the world” as underlined by Guy Cuthbertson; Owen as the Romantic poet fascinated by Science and Owen tempted by Catholicism in his complex relationship with the Christian dogma. 

Résumé
Cet article se concentre sur les mois que Wilfred Owen passe en France entre septembre 1913 et 1915 à Bordeaux et dans les Pyrénées et sur ce qu’ils apportent à son développement personnel et artistique, tel qu’il se reflète dans ses lettres et ses poèmes. Dans ce chapitre essentiel de son roman de formation, on soulignera trois faits saillants : l’émergence d’un nouveau personnage, celui de Monsieur Owen, « l’homme du monde » comme le dit Guy Cuthbertson dans sa biographie d’Owen ; la confirmation de son image de poète romantique fasciné par les sciences et la tentation du catholicisme dans ses rapports complexes avec la religion. 

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Obéissant à une vieille tradition qui veut que le dernier jour de l’année soit celui où l’on passe en revue celle qui s’est écoulée, Wilfred Owen, alors à Scarborough en attente de son retour au front, fait le bilan de sa courte existence dans une lettre à sa mère datée du 31 décembre 1917. On y remarque le ton volontiers dramatique d’Owen et une certaine mise en scène de soi, mais c’est un revenant qui s’exprime ici, ou du moins un rescapé qui sait qu’il va bientôt remettre sa vie en jeu. Après avoir évoqué l’immense plaisir que lui donne une lettre de Pierre Berthaud, un de ses anciens élèves de l’école Berlitz à Bordeaux, il se réjouit de n’avoir eu que des amis sincères et, citant Plutarque, d’être arrivé à mesurer la véritable valeur d’un homme, puis il écrit ceci:

I am not dissatisfied with my years. Everything has been done in bouts. Bouts of awful labour at Shrewsbury & Bordeaux; bouts of amazing pleasure in the Pyrénées, and play at Craiglockhart; bouts of religion at Dunsden; bouts of horrible danger on the Somme; bouts of poetry always; of your affection always; of sympathy for the oppressed always. I go out of this year a Poet, my dear Mother, as which I did not enter it. I am held peer by the Georgians; I am a poet’s poet (Lettre 578).

On note ici la répétition du mot « bouts», —à la fois crise, poussée de fièvre, combat, joute ou concours—, qui ponctue la trajectoire de son existence et dessine ici celle d’un « bildungsroman » dont les grandes espérances, au contraire de celles du Pip de Dickens, n’ont pas été déçues puisque le voilà salué et couronné poète par ses pairs, comme l’indique cette majuscule. On note aussi l’importance qu’il donne à ses expériences françaises à Bordeaux et dans les Pyrénées et le côté quasi possessif de « in the Pyrénées ». Mon but ici est d’interroger cette partie de sa vie qui fait qu’Owen, après ces deux années méridionales, n’est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, pour parodier Verlaine qu’il apprend à connaître alors (Stallworthy 444). Que lui apportent ces deux années en France pour son développement personnel ? Comment cela se répercute-t-il dans sa poésie ? Vu la sensibilité du poète et son goût pour la lecture au service d’une imagination toujours en éveil, il est impossible que ce séjour aquitain n’ait pas profondément marqué Owen, poète caméléon comme Keats, son idole. La tentation est grande de lire dans ses lettres ou ses poèmes des images tirées de l’expérience de sa vie mais Owen lui-même dans ses lettres à sa mère nous le suggère plusieurs fois. De plus, il arrive que Wilfred soit saisi par l’enthousiasme : son imagination débordante lui permet de voir, comme dans la nuit de février 1918 et les rues désertes de Scarborough, Shakespeare dans une lanterne, l’Italie toute entière dans un balcon et dans les graffiti sur les murs de la ville des romans et de la philosophie (Lettre 592). La transformation de l’expérience personnelle en inspiration poétique fait partie de l’alchimie mystérieuse de la création. 

Je me limiterai volontairement à quelques aspects de ce roman de formation ou de transformation pour me concentrer sur trois points : l’invention d’un nouveau personnage, celui d’un Owen français, Monsieur Owen, « l’homme du monde » comme dit Guy Cuthbertson dans sa biographie d’Owen (Cuthbertson 61), puis le poète romantique fasciné par les sciences, à l’instar de ses grandes admirations et de ses devanciers, Wordsworth, Coleridge ou Mary Shelley (Fulford 90-101). J’évoquerai enfin la tentation du catholicisme dans ses rapports complexes avec la religion. Je laisse de côté ce qui concerne l’importance de sa rencontre avec Laurent Tailhade, puisque mes collègues l’évoquent largement et j’en parlerai de manière plus allusive. Je m’appuierai sur les lettres d’Owen, même si celles de cette période française ont subi la censure destructrice de son frère Harold, comme le rappelle Hibberd (Hibberd 136), et sur les travaux et la méthode de Guy Cuthbertson, qui replace volontiers Owen dans l’environnement littéraire de son époque. J’espère ne pas trop donner dans le pyrénéo-centrisme, comme certains sites Internet de la région de Bagnères-de-Bigorre qui se glorifient du séjour d’Owen chez eux. Mais cela fait aussi partie de sa légende. 

Monsieur Owen

Pour le jeune Wilfred, malgré ses agréables séjours de vacances en Bretagne avec son père, l’émigration en France a le goût de l’exil, donnée déjà connue si l’on songe à l’expulsion du paradis de Plas Wilmot et à l’installation à Birkenhead où la famille est confrontée à la laideur et à la saleté, comme en témoigne Harold avec l’épisode des cafards dans leur nouveau logement. Plus tard, Wilfred subit l’échec de l’expérience à Dunsden et surtout à l’examen d’admission à University College de Reading. La perspective d’un emploi chez Berlitz à Bordeaux se présente donc comme une dernière chance de réussite, et comme dans les récits classiques d’immigration, c’est un nouveau Wilfred qui émerge de son séjour à Bordeaux, laissant volontiers derrière lui un passé douloureux. 

Il y arrive en septembre 1913 et y fête ses vingt et un ans le 18 mars 1914, passant à l’âge adulte quasiment avec l’équinoxe de printemps, symbole d’un renouveau. Comme le signale Cuthbertson, il adopte la raie au milieu et la moustache des séducteurs du cinéma muet (Cuthbertson 80), ainsi que le nœud papillon, signe d’une élégance et d’un raffinement nouveau, à l’instar de ses élèves bordelais, généralement de milieux aisés (Hibberd 136). Il se trouve plutôt joli garçon, notamment après la cure d’air pur de Bagnères (Lettre 279), comme le dit plus tard Nénette Léger à sa mère, d’ailleurs du même avis. C’est aussi le sentiment d’Henriette Poitou pendant la visite chez les parents Lem à Castelnau-de-Médoc (Lettre 259), que partagent les femmes dont il croise les regards dans les restaurants de Bordeaux ou qui se pendent à son bras au hasard des rues, —peut-être les prostituées de la rue Ste-Catherine —, ainsi qu’il l’explique à sa mère tout en déclarant que les femmes l’irritent (Lettre 238). Certes son narcissisme est flatté de ces attentions mais ce désir féminin, comme celui de Mme Léger, véritable femme fatale à ses yeux, semblable à la Carmen dont il entend peut-être la Habanera, « L’amour est un oiseau rebelle », au casino de Bagnères, est une menace. Ce sentiment ressurgit dans « The Fates » d’octobre 1917 comme l’indique Cuthbertson (Cuthbertson, 117). Dans sa lettre à sa sœur Mary du 1er juin 1914, il se plaint des jeunes françaises avec qui il est impossible de discuter sérieusement de sujets intellectuels, car ce sont des têtes de linotte, ou de manier le madrigal sous peine de se compromettre et on le sent désarçonné face à l’injonction qui lui est faite de les embrasser (Lettre 259). Il se sent dégradé par ce baiser imposé et mécanique. Sa misogynie rejaillit dans l’expression « giddy jilts, les linottes inconstantes» de « Disabled ».

Son sens de l’esthétique et de l’histoire aura été flatté par l’architecture classique dix-huitièmiste du Bordeaux des Intendants, celle du Grand Théâtre de Victor Louis, ou celle de la rue Porte-Dijeaux où il habite bientôt. Située sur le decumanus de la ville romaine, dont le temple de Jupiter se dressait non loin, d’où le nom de la porte, elle se prolonge par la rue Saint-Rémi qui descend vers la superbe place de la Bourse, au centre du port de la Lune, nom traditionnel donné à celui de Bordeaux, lové dans la longue courbe de la Garonne. Wilfred aime y flâner et regarder parfois ces hydravions qui le font rêver (Lettre 199). Totalement imprégné de culture néo-classique, Wilfred discute bientôt de l’authenticité du mobilier Louis XV et Louis XVI de sa chambre de la rue Desfourniels dans ses lettres à sa mère ou à ce pauvre Harold, qui n’en peut mais (Lettre 295). L’archéologue amateur aura visité les restes du Palais Gallien, les ruines de l’arène romaine englobées dans les maisons de la rue du Colisée, près du Jardin Public où il vient au secours des petits bateaux qu’y font naviguer les enfants (Lettre 375). Ces ruines lui rappelleront le champ de fouilles de la ville romaine de Viriconium, près de Shrewsbury, dévastée par les Saxons, dont les tranchées et les remparts lui inspire le poème « Uriconium : an Ode », probablement écrit en juillet 1913. Ses images d’enfer et de destruction se retrouvent dans ses poèmes de guerre, comme « Parable », « Exposure » et « The Show »Comme le suggère Cuthbertson, il aura peut-être visité le « musée des momies » de la basilique St Michel, dont la crypte située sous le clocher abritait depuis 1791 des dizaines de corps conservés par le sol argileux de l’ancien cimetière paroissial (Cuthbertson 65). L’image l’aura marqué jusqu’à en faire les dormeurs du souterrain de « Strange Meeting » ou les « purgatorial shadows » de « Mental Cases », inspirées par sa lecture de Dante (Kerr 233)

Wilfred fume à présent des cigarettes égyptiennes (Lettre 336), goûte aux bordeaux blancs et rouges et exprime avec aplomb une préférence d’ordre esthétique pour le liquoreux Château-Yquem, cru prestigieux parmi les sauternes (Lettre 246). Au mépris de tous les principes maternels il participe à un spectacle de music-hall (Lettre 199). Il a en fait endossé deux nouveaux rôles. Passons sur celui de poète dont il revêt la panoplie complète pour le Carnaval de février 1914 (Lettre 239), la tête couronnée de laurier et la palme à la main, quoique celle-ci évoque plutôt un martyr chrétien que l’enfant chéri des muses. Mais est-ce vraiment un déguisement vu les ruminations sur son futur métier de poète qui parsèment ses lettres à sa mère, comme celle du 24 mai 1914 ? 

Yet wait, wait, O impatient world, give me two years, give me two free months, before it be said that I have Nothing to Show for my temperament. Let me now, seriously and shamelessly work out a Poem. Then shall be seen whether the Executive Power needful for at least one Fine Art, be present in me, or be missing (Lettre 258)

De même que son père, employé des chemins de fer, assoiffé « d’horizons chimériques » et désespéré de « grands départs inassouvis »[1], se fait passer pour un capitaine au long cours sur les quais de Birkenhead, de même Wilfred à Bordeaux devient le fils d’un baronet, Sir Thomas Owen, rôle que son père joue sans sourciller lors de sa visite d’octobre 1913 (Owen 1965, 52-56). Sans doute, cette double imposture est motivée par les frustrations de Tom Owen comme par la détestation de Wilfred pour tout ce qui lui rappelle son passé et notamment Liverpool, ce dont Harold fait les frais lorsque Wilfred, trouvant son anglais atrocement scouse, le menace de ne plus lui parler s’il lui trouvait la moindre trace d’accent de Liverpool (Owen 1964, 62). C’est pourtant ces accents populaires qu’Owen transcrit dans les quelques poèmes de guerre qui donnent la parole aux simples soldats placés sous ses ordres, comme « The Letter », « Inspection » ou « The Chances ». Mais Wilfred cherche à se présenter comme un parfait gentleman, d’où sa confusion à paraître en négligé chez les grand parents Lem le matin de Pâques 1914 (Lettre 250), ou son choix des Artists’ Rifles comme régiment puisqu’ils acceptent des « gentlemen de retour de l’étranger » qu’ils incorporent avec le grade d’officier (Lettre 357). Du Castel Lorenzo des Léger à Bagnères, nom explicitement évocateur de quelque palais italien, au Chalet à Mérignac, la gentrification de Wilfred est couronnée de succès avec son statut de commensal chez Mademoiselle de la Touche en décembre 1914. Plas Wilmot revirescit !

Ce snobisme et ce souci de respectabilité s’étend au nouveau titre de «professor » qu’il s’attribue. Traduction libre du français, elle signale la rémanence de ses ambitions universitaires, puisqu’il fait aussi croire à de futurs employeurs qu’il se prépare pour Oxford. Cependant ce titre de professeur correspond bien à son rôle d’aîné dans sa famille, puisqu’il devient peu ou prou l’éducateur de ses frères et sœurs, ce qu’il continue de faire dans ses lettres à Mary ou à sa mère, à propos de Colin (Lettre 148). Ce titre de professeur découle aussi de son ambition de maîtriser parfaitement le français pour devenir professeur de français langue étrangère, diplômé de l’université de Bordeaux (Lettre 263), ou « a French-born national », un citoyen français de souche. La réussite est totale lorsque dans les rues de Bagnères on le prend pour un jeune français désœuvré, ou un tire-au-flanc exempté de service militaire (Lettres 278 & 279). En attendant, il souligne ses progrès en français, d’abord en compréhension puis en expression, avec l’acquisition d’un accent français (Lettre 238), et sa capacité d’identifier, tel le professeur Higgins[2], l’origine sociale de ses interlocuteurs bordelais, ce qui le mène à critiquer le niveau insuffisant des professeurs de français des écoles anglaises (Lettre 238). Douglas Kerr souligne la discipline qu’il s’impose dans ses lectures en français, annotant consciencieusement certains mots, expressions ou jugements (Kerr 260-261). Il peut être fier de ses compétences en français puisqu’il s’embarque dans la lecture de Madame Bovary et surtout du Salammbô de Flaubert, à la prose recherchée, en juillet 1915 (Lettre 368). Ses images de carnage guerrier comme sa description des militaires blessés du Docteur Sauvaître à Bordeaux en septembre 1914, pour l’édification du pauvre Harold (Lettre 288), nourrissent ses poèmes de guerre comme « Strange Meeting ». Il semble suffisamment avancé dans sa maîtrise de la langue pour que Laurent Tailhade, qui le complimente sur son français, lui offre un exemplaire des Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse d’Ernest Renan et surtout de La Tentation de Saint-Antoinede Flaubert, d’où la préciosité décadente de «Has your soul sipped », « Dulce et Decorum Est » et « Disabled » selon Douglas Kerr (Kerr 266). Ses lettres sont truffées de traductions littérales cocasses du français vers l’anglais, comme «the ‘Chain’ of the Pyrénées », « Good courage at the dentist’s », « It makes marvellously hot», « I couch me late » ou « between the two ages », comme empruntées à ses élèves (Lettres 283, 263, 282, 295 et 336). Mais on note aussi le choix de mots d’origine française et latine dans ses poèmes, comme « encumbered » et « piteous recognition » dans « Strange Meeting », « sojourned » dans « The Parable », « orisons » dans « Anthem », « multidinous murders » dans « Mental Cases », « infrangibly wired » dans « S.I.W. », « annul » dans « The End » ou « eyes tumultuous » ou « dolorously » dans « Shadwell Stair ». Leur recherche et leur saveur archaïque contraste avec un vocabulaire monosyllabique d’origine saxonne. Elle vise à une certaine distanciation poétique, tout en indiquant son inféodation à un esthétisme certain et son ancrage dans une tradition poétique du mot rare qu’il considère comme la sienne.

Science et romantisme.

Lorsque Wilfred arrive à Bagnères-de-Bigorre le 31 juillet 1914, il ne peut cacher son enthousiasme. La perspective de cet intermède montagnard le ravit d’avance puisqu’avant même que le projet ne se concrétise, il envoie une carte postale à sa mère représentant deux « mountaineers », des pyrénéistes sans doute (Lettre 265). Il faut dire que les Britanniques occupent une place importante dans l’histoire du pyrénéisme. Leur présence s’affirme à Pau, « ville anglaise » après 1815 (Tucoo-Chala), et nombre de poètes romantiques français, comme Vigny et Lamartine, épousent des britanniques. L’engouement des britanniques pour les Pyrénées au XIXe siècle suscite une véritable mode et la publication de maints récits de voyage, de poésies ou d’albums de lithographies. Sur le modèle de l’Alpine Club de Londres, créé en 1857, trois français et trois britanniques fondent la première société de montagnards, la Société Ramond, en 1864 à Bagnères-de-Bigorre (Dollin 169). La fondation est due à Charles Packe et au comte Henry Russell (1834-1909), figure emblématique et flamboyante du pyrénéisme romantique, qui associe la vie mondaine et culturelle paloise ou des stations thermales pyrénéennes comme Bagnères à sa passion de l’escalade et qui inscrit son nom dans bien des sommets ou sites montagnards de la chaîne (Dollin 7-9). Leurs écrits, comme les Souvenirs d’un montagnard de Russel, réédités entre 1878 et 1908, inspirent nombre de pyrénéistes de toutes nationalités. Quant au vice-président de la Société, Farnham Maxwell Lyte, homme d’une culture immense et touche-à-tout scientifique, ses photographies popularisent les sites pyrénéens. Wilfred se retrouve donc en pays de connaissance. 

Le temps se remet au beau pendant son trajet en train de Bordeaux vers Tarbes et la traversée des Landes aux pins odorants, célébrés par ce Théophile Gautier que Wilfred ne connait pas encore[3]. Puis c’est le surgissement des Pyrénées depuis la plaine de Pau auquel rien ne le prépare. Habitué aux collines du Shropshire ou du Cheshire, celle de Broxton Hill où il prend conscience de sa vocation poétique (Lettre 370, note 3), la vision n’a pu que le frapper. En effet, dès le lendemain de son arrivée il est capable de donner à sa mère le nom des sommets qui surplombent Bagnères, à savoir le Montaigu et surtout le Pic du Midi de Bigorre (Lettre 278). De sa position très en avant de la chaine, il a longtemps semblé le plus haut des sommets pyrénéens. Lieu de légendes associé à un culte solaire, il était devenu depuis un siècle l’objet de poèmes, du peu connu Jean Cistac[4] comme de Victor Hugo, qui y mène son « Cid exilé » dans sa Légende des siècles de 1843. C’est aussi le sujet de fantasmes de la part de pyrénéistes de tout poil (Lettre 278) et un lieu d’excursion fréquenté, comme l’atteste l’indispensable Guide Joanne, la Bible de l’excursion aux Pyrénées (Joanne 336). Le guide comprend alors neuf panoramas dessinés par Victor Petit, dont celui des grands sites du massif pyrénéen vus depuis le sommet du pic, et les descriptions de Joanne, comme celles de Russel, sont dignes des écrivains romantiques français. Wilfred a-t-il eu l’occasion de le consulter avant son départ, ou bien est-ce le Guide Richard aux Pyrénées, enrichi de photos, qui a eu ses faveurs ? Grâce à Mme Léger, et ce dès son arrivée (Lettre 277), le voilà équipé des espadrilles dont se munissent les contrebandiers aragonais ou basques pour qui les Pyrénées ne sont pas une frontière et dont les portraits pittoresques figurent dans les illustrations romantiques de sites pyrénéens d’Eugène Devéria (1805-1865), qui s’installe et meurt à Pau, ou de Gavarni (1804-1866), qui choisit ce pseudonyme à la suite d’une visite du célèbre Cirque de Gavarnie. Wilfred s’abime souvent dans la contemplation du Pic du Midi et renonce à s’y rendre ultérieurement (Lettre 283), mais la Lettre 282 le décrit muni d’un alpenstock, le long bâton ferré des ascensionnistes, qui indique soit la prise d’un nouveau rôle, celui du pyrénéiste, soit un projet d’excursion, mais il lui manque les indispensables chaussures cloutées pour compléter sa panoplie. Wilfred souligne que le pic est toujours couvert de neige malgré l’avancement de la saison et cette vision des neiges éternelles resurgit dans « The End » où elles font ployer la tête du vieux père Temps. 

Dès le début du XVIIIe siècle le sommet du pic devient un lieu d’observations scientifiques (Sanchez, 57). Ramond de Carbonnières (1755-1827), père du pyrénéisme et savant des Lumières qui donne son nom à la société fondée à Bagnères, le gravit 35 fois entre 1787 et 1810 pour des observations scientifiques de tous ordres. Maxwell-Lyte y effectue des observations avec une grande lunette astronomique et réalise les photographies de l’éclipse de soleil du 18 juillet 1860. C’est à l’initiative de la Société Ramond que l’observatoire du Pic du Midi est créé. La construction du premier observatoire au sommet du pic s’achève en 1882. Dans la première coupole, la coupole Baillaud de 8 m de diamètre, est installé en 1908 un télescope de 50 cm de diamètre, l’un des plus grands au monde à l’époque, qui permet en 1909 de démentir l’existence de canaux sur Mars. Wilfred l’astronome amateur et le poète caméléon a-t-il le temps d’assimiler ces informations ? Comme les savants du pic, il est fasciné par les étoiles, « les étoiles éternelles, permanent stars » de « Bugle Sang » et il note que, —conséquence de l’absence de pollution lumineuse urbaine—, les étoiles à Bagnères sont deux fois plus brillantes qu’ailleurs, plus brillantes que cette froide étoile que fut la Terre dans « Futility », prête à s’éteindre dans « The End ». 

Le Castel Lorenzo que louent les Léger est construit dans les années 1890 par le docteur Cazalas à flanc de colline aux alentours de Bagnères, d’où cette charrette et l’âne d’opéra-comique qui transportent M. Léger, Nénette et Wilfred depuis la gare (Lettre 277). Cazalas y reçoit des personnes avides d’air pur ou de riches curistes qui viennent aux thermes de Bagnères-de-Bigorre. La ville est une des nombreuses stations thermales du piémont pyrénéen. Ses sources sont connues et appréciées des romains comme de Montaigne et ses premiers thermes sont construits à la fin du XVIIIe siècle. Fées des fontaines ou nymphes des eaux en marbre ou en bronze ornent ses sources[5], comme celles que sculpte Jean Escoula (1851-1911), natif de Bagnères, que Wilfred admire modérément (Lettre 288). Les paysages théâtralisés des alentours bagnérais sont plus doux que ceux des rivales montagnardes, Luz et Cauterets, situées au pied des grands sommets, mais la ville, capitale des stations thermales pyrénéenne et « Athènes des Pyrénées » (Sanchez, 64) fait partie de l’itinéraire obligé des voyageurs romantiques aux Pyrénées, comme Hugo, Dumas, George Sand, Vigny, Stendhal, Taine, Viollet le Duc et Flaubert (Gabastou 5-11). Ils s’enthousiasment pour ce décor sublime où flotte encore l’ombre du grand Roland que célèbre Vigny dans son poème Le Cor de 1825[6], que récite peut-être Charles Léger au casino de Bagnères. 

J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois, 
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille. 

Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré, 
J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré ! 
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques 
Qui précédaient la mort des Paladins antiques. 

Ô montagne d'azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frzona, cirque du Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;

Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons !
C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il faut entendre
Les airs lointains d'un Cor mélancolique et tendre.
(...)

De la Brèche de Roland dans le Cirque de Gavarnie, proche de Bagnères, au Pas de Roland en Pays Basque, proche de Roncevaux, le paladin Roland hante les Pyrénées. Dans son poème, Vigny s’inspire de l’épisode le plus connu de la Chanson de Roland, antique chanson de geste que Wilfred cite à Leslie Guston de retour à Bordeaux en 1915 (Lettre 368), et qu’il pousse plus tard C. K. Scott Moncrief à traduire (Cuthbertson 94). Le paladin, aux mains des Sarrasins insoumis au col de Roncevaux, se voyant perdu, fait sonner du cor avant de briser son épée Durandal sur le roc. Wilfred entend-il le célèbre Cor, Poème Pittoresque d’Ange Flégier (1846-1927) qui en 1895 met en musique quelques strophes du poème de Vigny[7], avant qu’il ne fasse partie des programmes des casinos de villes d’eau ? Bagnères est aussi la patrie d’Alfred Roland et de l’orphéon des Chanteurs Montagnards, fondé en 1832, qui construisent de toutes pièces un folklore musical pyrénéen, comme la célèbre Tyrolienne des Pyrénées, « Halte là, les montagnards sont là ». Montagnards comme contrebandiers se jouent de la frontière toute proche avec l’Espagne mystérieuse : très à la mode en littérature et en musique depuis les voyages d’Hugo, Dumas, Gautier et Mérimée ou du britannique George Borrow, célèbre auteur de The Bible in Spain (1843), Wilfred songe à s’y rendre pour échapper à la guerre (Lettre 516). 

Wilfred perçoit-il ces échos de cette génération romantique française (Fourcassié), nourrie de paysages pyrénéens, des romantiques anglais, et de Shakespeare ou de Walter Scott, comme Vigny? Il fait vite le lien avec sa tradition insulaire en comparant le petit ruisseau de la Gailleste qui coule sous ses fenêtres à celui de Coleridge dans The Ancient Mariner (Lettre 277). De cette période, qu’Edmund Blunden qualifie « phase ‘Endymion’ de sa vie poétique », date « From my Diary, July 1914 » (Day Lewis 153). Il décrit une journée idyllique de l’aube, à midi et au crépuscule, —découpage qui rappelle le triptyque symphonique de Vincent d’Indy (1851-1931) Jour d’été sur la montagne, op. 61 de 1905—, et convoque la panoplie d’un romantisme attardé[8]. On note l’utilisation systématique de la demi-rime dans le poème, le premier exemple chez Owen d’après Cecil Day Lewis (Day Lewis 117). Son effet de passage du mode majeur au mineur évoque le cor bouché. Est-ce quelque pastoure de Bigorre ou Nénette, dont les yeux et la voix fascinent tant Owen qu’il la compare au Rustle of Spring de Christian Sinding, qui se cache sous les traits de la jeune fille du poème[9] ? Elle paraît aussi dans « The Sleeping Beauty » et « Song of Songs » de 1917, lequel adopte le même découpage tripartite, et peut être aussi dans la deuxième strophe de « Disabled » qui évoque les yeux et la taille fine des jeunes filles. « From my Diary » peint une idylle campagnarde assez convenue qui se termine par l’évocation des feux du couchant, substituts de ceux de la passion. On les retrouve dans « I saw his round mouth’s crimson ». L’image quasi whitmanienne des baigneurs évoque peut-être le bain dans le ruisseau de la Gailleste ombragé d’aulnes que prend Wilfred chaque matin (Lettre 281). Plus que les eaux chaudes des thermes ou fraiches des fontaines de Bagnères, ce sont ces eaux lustrales qui lavent les roues des chariots ensanglantés de « Strange Meeting ».

Autre lieu important pour les curistes, le Casino, point focal de la vie culturelle et mondaine de la ville, où se produisent orchestres, chanteurs et grands comédiens comme Sarah Bernhardt. Wilfred y accompagne Mme Léger pour écouter son époux réciter des poèmes et Laurent Tailhade faire des conférences, dont une sur son compatriote Théophile Gautier, théoricien de l’art pour l’art, lui aussi natif de Tarbes (Hibberd 166). La cohabitation avec les Léger est importante pour Wilfred. D’abord il fréquente un couple atypique et « moderne ». Mme Léger, chef d’entreprise, maîtresse femme qui sait mener les hommes par le bout du nez, ressemble à la « New Woman » qu’exaltent en Angleterre Bernard Shaw et sa Candida (1898) ou H.G. Wells dans Ann Veronica (1909). Au contraire de tous les stéréotypes et de l’expérience personnelle de Wilfred, c’est l’époux impécunieux, ancien directeur du Casino, qui se dévoue à l’art dramatique et au théâtre expérimental, et présente ainsi une figure du véritable artiste, tel que le définit Shaw dans Man and Superman que cite Owen (Lettre 258). La gravitas de Charles Léger qui émane des descriptions qu’en fait Wilfred semble l’avoir beaucoup impressionné (Lettre 278). Ses ambitions de poète sont connues et reconnues par les Léger, qui invitent Tailhade pour le bien de Wilfred, comme il le souligne dans ses lettres, non sans quelques palpitations (Lettre 285). Gloire internationale, anarchiste de tempérament, libertaire volontiers provocateur[10], satiriste mordant, ennemi des antidreyfusards et soutien de Zola, prêt à défendre physiquement ses idées au cours de duels nombreux, mais aussi ami de Verlaine et de Mallarmé, c’est le premier poète engagé et révolté que Wilfred rencontre, et dans son imagination il rejoint Shelley, le révolté de Queen Mab, dont il a reçu une édition de ses œuvres poétiques complètes pour ses vingt et un ans (Cuthbertson 76). Au cours de leurs promenades, Wilfred a dû s’ouvrir auprès de Tailhade sur sa vie, ses ambitions de poète et ses doutes. En lui offrant les Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse de Renan, ancien séminariste dont la scandaleuse Vie de Jésus qui présente le Christ comme un homme admirable est mise à l’index en 1863, et dont l’extraordinaire « Prière sur l’Acropole » exprime l’impossibilité d’adhérer plus longtemps à la foi chrétienne alors qu’elle lui a longtemps semblé l’expression absolue de la vérité, Tailhade lui donne l’exemple de la via dolorosa d’un grand philosophe vers la liberté de conscience et l’abandon de l’orthodoxie religieuse. À Bagnères, Wilfred est-il prêt à l’entendre ? 

La tentation du catholicisme

Le séjour de Wilfred en France le confronte avec ce catholicisme qui fait si peur à sa mère, de tradition évangélique et « Low Church ». Les vacances à Bagnères sont trop brèves pour que Wilfred s’étende sur ses pratiques religieuses et il ne mentionne rapidement qu’une messe dominicale où il accompagne Nénette (Lettre 284). La religion semble le cadet des soucis des Léger, et l’amitié de M. Léger avec Tailhade est fondée sur leur rejet commun de la calotte, pour employer une expression du temps[11]. Pourtant à Bagnères Wilfred baigne dans une région de forte tradition mariale. Déjà une statue de Vierge à l’enfant en bronze doré couronne la tour Pey-Berland de la cathédrale St André de Bordeaux. Venant de Bordeaux, après Pau, le train passe tout près du sanctuaire baroque de Notre-Dame de Bétharram et de son chemin de croix dans la montagne, récemment restauré. Le train ralentit dans la gorge du Gave à l’approche de Lourdes, étape obligée sur la ligne, et Wilfred n’a pas pu ne pas voir les flèches des sanctuaires de la cité mariale, les cierges qui brûlent perpétuellement sous l’abri de la Grotte de Massabielle et les béquilles des miraculés accrochés sous sa voute, ni entendre les chants des pèlerins. De même, en montant à Beaudéan avec Tailhade (Hibberd 169), il a dû voir les ruines de la chapelle de Notre-Dame de Médous, et dans la pittoresque église de Beaudéan le superbe retable baroque en bois doré et sa chapelle de la Vierge. Lourdes n’est qu’à une vingtaine de kilomètres et le Tramway de la Bigorre, inauguré le 1er avril 1914, assure une liaison régulière avec Bagnères[12]. Le 15 août, fête de l’Assomption, jour férié en France, est l’occasion de processions et de bals populaires comme du grand Pèlerinage National à Lourdes, fondé par les Assomptionnistes après la défaite de 1870, qui réunit des royalistes et des opposants à la république, bord opposé à Léger et Tailhade[13]. Sans doute, ceux-ci auront lu le roman de Zola, Lourdes paru en 1894, qui peint le besoin de surnaturel persistant chez l’homme malgré les conquêtes de la science, et il n’y aura pas de visite à Lourdes pour eux, ni pour Wilfred. 

Mais Wilfred connait Lourdes suite à la forte présence d’Irlandais catholiques à Liverpool, ou grâce à des écrivains catholiques anglais comme Robert Hugh Benson (1871-1914), G. K. Chesterton ou Hilaire Belloc, dont il apprécie Hills and the Sea (Lettre 360), publié en 1906. Le recueil, écho des randonnées pédestres de Belloc loin des sentiers battus, inclut nombre de textes parlant des Pyrénées espagnoles, dont le Roncevaux de la légende, mentionne Bagnères dans un article sur la Cerdagne, et cultive les références au culte des saints. Owen plaisante à propos des miracles de Lourdes dans une lettre à sa mère (Lettre 268). Mais c’est une Vierge immaculée, « One Virgin still immaculate », dogme proclamé par le Pape Pie IX en 1854 dont se fait écho la Dame à la voyante de Lourdes le 25 mars 1858, qui figure dans « Le Christianisme » pour exprimer le sentiment des soldats d’être totalement abandonnés de Dieu et de ses saints. Et cette Vierge Immaculée est sans doute une réplique de celle du sculpteur Joseph Fabisch, installée à la Grotte de Massabielle en 1864 (Fargues.74-75), qui figure depuis dans toutes les églises de France sous le nom de N-D de Lourdes. Mais plus qu’à l’Immaculée Conception, les sanctuaires qui entourent Wilfred à Bagnères sont dédiés à la vierge consolatrice des affligés et à la mère protectrice et guérisseuse telle que la décrivent les Litanies de la Vierge Marie. Elles énumèrent toutes ses qualités dans une série d’invocations dont les suivantes, « Mère admirable, Mère digne d’amour, Mère du Bon Conseil, Mère du Bel Amour, Mère de Miséricorde, Mère de l’Espérance, Cause de notre joie, Modèle des épouses, Santé des malades, Refuge des pécheurs, Consolatrice des malheureux », pourraient s’appliquer à Susan Owen, la mère « qui sourit et pardonne », au miroir de leur correspondance. Ne salue-t-il pas sa mère le 20 mai 1912 en parodiant l’Ave Maria : « O blessed art thou among women ! Sois bénie entre toutes les femmes ! (Hibberd 101) » Et cette image de la mère et des mères «lentes et sages » se retrouve dans « Six O’Clock in Princess Street » puis associée à celui du sommeil réparateur « sleep mothered them » dans « Disabled, « Bugles Sang » et « Happiness ». Entre temps, en opposition totale avec la lettre relatant sa visite aux blessés du Docteur Sauvaître, où il exprime peu de réelle sympathie pour ces derniers (Lettre 288), il a fait sienne la compassion maternelle, prodiguant à ses frères d’armes dans ses poèmes la tendresse dont sa mère l’entourait. 

C’est à Bordeaux que Wilfred fréquente les églises catholiques au grand dam de Susan, et avec juste raison si elle se rappelle ce qu’Harold appelle « Wilfred’s Church », quand l’enfant transforme le salon de la maison en sanctuaire et revêt le surplis et la mitre confectionnés par sa mère, qui met bientôt un terme à cet exercice aux relents papistes (Owen 1963, 150-51). C’est la fascination pour le rituel catholique, avec ses chants, ses ornements et ce goût de l’interdit qui pousse Wilfred dans les églises bordelaises, bien qu’il juge sévèrement l’absence totale de culture biblique des catholiques (Lettre 230), car chez lui la lecture de la Bible est associée au rituel familial de l’enfance. Son sens de l’esthétique entre aussi en jeu dans cette fascination pour le rite romain, ce qu’il laisse entrevoir à sa mère : « The question is to un-Greekize me (Lettre 308). » Il laisse des descriptions assez contradictoires de trois cérémonies où, selon son propre aveu, il se trouve sous le charme du catholicisme. Au cours d’une messe de funérailles qui suit le décès de son grand-père en mai 1914 (Lettre 253), il est bouleversé par la voix de basse du chantre et les répons des prêtres en latin, auquel il trouve plus charme qu’au français, peut-être par ce qu’il lui semble plus évocateur des mystères de la foi. Mais Wilfred est offusqué par le comportement et la laideur des croquemorts, qui lui rappellent sans doute les momies de St Michel, rompant ainsi le charme de l’office.

Les deux autres expériences se situent à Mérignac, chez les de la Touche, catholiques convaincus. Wilfred est le précepteur de garçons qui entendent la messe chaque matin et doivent rejoindre leur école catholique de Downside, tenue par des bénédictins. Là aussi Wilfred note le rituel, l’encens, les acolytes mais le ton est sarcastique vis-à-vis de ces raffinements papistes (Lettre 308). A-t-il progressé dans sa lecture de Renan qui compare la pureté du rituel des églises bretonnes avec celui, très mondain, du séminaire de Saint-Sulpice ?

Mes vieux prêtres, dans leur lourde chape romane, m’apparaissaient comme des mages, ayant les paroles de l’éternité ; maintenant, ce qu’on me présentait, c’était une religion d’indienne et de calicot, une piété musquée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et de petits pots de fleurs, une théologie de demoiselles, sans solidité, d’un style indéfinissable, composite comme le frontispice polychrome d’un livre d’heures de chez Hebel. (Renan 133) 

Enfin il y a cette grand-messe de Pâques qu’il mentionne dans une lettre du 4 avril 1915, datée en français d’un « Dimanche de Pâques » qui semblerait indiquer une attente ou une adhésion au dogme de la Résurrection. Associe-t-il cette cérémonie avec le « Sabbath Morning at Sea » d’Elizabeth Barrett Browning, dont on lui offre un recueil de poèmes à Dunsden en 1912 (Cuthbertson, 45), et ses images d’assemblée psalmodiant, « chanting congregation » et de prêtre en étole « stolèd minister» ? [14] Décrite comme « real, genuine Mass » elle produit le même effet de fascination et de rejet lisible dans la contradiction des propos : « with candle, with book and with bell, and all like abomination of desolation : none of your anglican simulacrum(Lettre 336). » Sait-il que l’expression « bell, book and candle» fait partie du rituel d’excommunication du traitre Mordred dans La Morte d’Arthur ou de Faustus dans la tragédie de Marlowe ? Tous ces offices semblent le renvoyer à l’expérience douloureuse de Dunsden, comme il semble l’indiquer à Mary en mai 1914 (Lettre 253), et au divorce qu’il constate entre le dogme de charité et de fraternité de l’évangile et un rituel qui lui semble certes beau mais vide de sens. Au regard des poèmes de guerre et de ses lettres d’après le baptême du feu et de l’enfer où le Christ est très présent et malgré la tentation du blasphème dans « Futility », « The End » ou « Maundy Thursday », associé au rituel de la Semaine Sainte qu’il semble respecter (Lettre 336), on le sent tout proche du cheminement effectué par Renan : 

J’étais chrétien, cependant; car tous les papiers que j’ai de ce temps me donnent, très clairement exprimé, le sentiment que j’ai plus tard essayé de rendre dans la Vie de Jésus, je veux dire un goût vif pour l’idéal évangélique et pour le caractère du fondateur du christianisme. L’idée qu’en abandonnant l’église, je resterais fidèle à Jésus, s’empara de moi, et, si j’avais été capable de croire aux apparitions, j’aurais certainement vu Jésus me disant : « Abandonne-moi pour être mon disciple (Renan 225). »

Fidélité au Christ mais rejet de l’Église, catholique ou autre, c’est ce qui se lit dans ses lettres écrites du front comme dans ses poèmes, dans « At a Calvary near the Ancre » par exemple. Au « simulacrum» de la Lettre 336 répond « mockeries » de « Anthem for Doomed Youth », dont les cierges figurent dans les trois messes bordelaises. On en trouve l’écho dans le War Requiem de Benjamin Britten (1962) qui raconte le destin d’Owen à travers neuf de ses poèmes[15]. Dans l’Introït il fait intervenir Owen se dressant hors de la tombe pour clamer à la foule son rejet de ce simulacre de funérailles qu’est la Messe des morts que le grand chœur vient de commencer. Britten retient aussi « Futility » et « The End » qui expriment les doutes téléologiques de Wilfred, proche du blasphème dans sa remise en question des dogmes de la Création et de la Rédemption. Britten a fidèlement écouté Owen et son Requiem aeternam initial, ponctué du glas d’un triton angoissant, restitue l’ambiance sonore des lettres d’Owen. Du Jour des Morts 1913 aux funérailles de mai 1914 reste le souvenir des sonneries mélancoliques de cloches sépulcrales qui résonnent dans « Anthem » comme dans « All Sounds have been as Music » (« Pacific lamentations of slow bells») et dans « The Calls » (« stern bells »).

Bordeaux First on my Post-War Visiting List

Pour autant, il est un avantage que l’église catholique possède sur l’église anglicane, c’est le sacrement de la pénitence, de la confession et l’absolution qui s’en suit. Et, quoiqu’en pense Rowan Williams, ancien Archevêque de Cantorbéry, dans sa critique de l’ouvrage de Cuthbertson[16], depuis Henry Newman, Wilfred ne serait pas le premier des anglicans à se convertir au catholicisme. Ce sacrement est évoqué dans « The City Lights » qui affirme malgré tout la foi d’Owen en Christ, car, comme il le dit à sa mère en février 1918, avant de lui donner la première version de « The Last Laugh » (Lettre 592)il y a un point où prière et blasphème se rejoignent. Cette foi réitérée est à mettre en parallèle avec sa foi en lui-même comme poète et en la mission qu’il se donne auprès de ses soldats. Le vocabulaire du catholicisme est alors repris pour peindre une vision baudelairienne du salut (Kerr 260), comme si le rituel de beauté tant décrié avait été réinvesti de la vérité qu’il est censé servir. « The City Lights », esquissé en 1914 et repris entre 1917 et 1918 selon Cuthbertson (Cuthbertson 96), synthétise l’expérience bordelaise dont Wilfred garde un souvenir ému puisque Bordeaux sera la première de ses destinations d’après-guerre dit-il en décembre 1917 (Lettre 578). On y retrouve les lumières de Bordeaux dans la courbe du fleuve, les cierges de Pâques, le retable de Beaudéan, les pins des Landes, les feux du couchant sur la montagne de « July 1914 » et le chemin des étoiles autour du Pic du Midi qui monte vers le sommet comme une échelle de Jacob. Après la boue, le sang, la puanteur des tranchées, l’obscurité et la laideur totale qui l’entoure, « the universal pervasion of Ugliness » (Lettre 482)peut-on lui reprocher cette nostalgie de la beauté, celle de la Poésie au vocabulaire précieux, « the wildest beauty in the world», qui a toujours été au centre de sa vie comme il l’exprime dans « Strange Meeting », qui est à la fois son art poétique et son testament spirituel. 

Oui, l’expérience aquitaine est positive pour Wilfred. Les lettres de son séjour à Bagnères insistent fréquemment sur les heures enchantées qu’il y passe comme dans un roman et cette expérience pyrénéenne colore ses derniers jours en France. En octobre 1914, à son retour dans un Bordeaux devenu capitale de la France en guerre, le voilà un nouveau personnage, ayant accompli en quelque sorte sa « finishing school» à défaut de son « grand tour ». Indépendant financièrement à présent, il a fréquenté des artistes et rencontré un vrai poète, qui l’initie à une poésie et une littérature encore inconnues, et qui lui permet de résoudre ses cas de conscience vis-à-vis de la religion et de son engagement dans l’armée. Il est prêt à devenir celui qui est entré dans la légende de la Grande Guerre.

Bibliographie

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— Journey from Obscurity, Vol. II. Oxford, O.U.P., 1964.

―Journey from Obscurity, Vol. III. Oxford, O.U.P., 1965.

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Picq, Gilles. Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre. Paris, Maisonneuve & Larose, 2001.

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Tucoo-Chala, Pierre. Pau, ville anglaise. Pau, Editions Gascogne, 2013.

Williams, Rowan. « Wilfred Owen: The Peter Pan of the Trenches ». The New Statesman, 27 février 2014.


[1] L’horizon chimérique de Jean de la Ville de Mirmont (1886-1914), poète-soldat né à Bordeaux et tué au Chemin des Dames le 28 novembre 1914, est publié en 1920.

[2] Pygmalion, la pièce de Shaw, date de 1913. 

[3] « Zut ! I never read him », Lettre 368. Voir le poème de Gautier « Le pin des Landes » de 1840, extrait du recueil España (1845). 

[4] Jean Cistac, donateur qui contribue à l’édification de l’observatoire du Pic du Midi, publie un Notre-Dame de Lourdes et l’observatoire du Pic du Midi en 1876 (Sanchez 17, 133).

[5] http://lieux.loucrup65.fr/thermesbagneres06.htm, consulté le 17/10/2019.

[6] Publié en 1837 dans Poèmes antiques et modernes.

[7] http://data.bnf.fr/13994836/ange_flegier. Voir aussi  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k13111158, consultés le 18/10/19.

[8] L’œuvre se compose ainsi : 1. Aurore, (un lever de soleil sans nuages). 2. Jour, (rêverie dans un bois de sapins). 3. Soir, (retour au gîte avec de dernières éclaircies sur les cimes des pins puis la nuit).

[9] Rustle of Spring (Frühlingsrauschen) op. 32, n°3, (1896) du norvégien Christian Sinding (1856-1941), pièce très populaire dans les salons de l’époque. Lettre 284.

[10] Gilles Picq. Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre.  Paris: Maisonneuve & Larose, 2001

[11] La Calotte est le titre d’un journal anticlérical sous la IIIe  République. Jean Touchard (éd.). La gauche en France depuis 1900.  Paris, Seuil, 1977; p. 74

[12] http://tramway.loucrup65.fr/hautespyrenees.htm, consulté le 18/10/19

[13] Ce pèlerinage est maintenu en août 1914 malgré la déclaration de guerre. (Fargues 129)

[14] https://www.poetrynook.com/poem/sabbath-morning-sea, consulté le 20/10/2019.  Le poème est partiellement mis en musique par Elgar dans ses Sea Pictures, op. 37 de 1899.

[15] Parmi ceux-ci  Exposure est rejeté par Britten car trop long, comme The Show, également écarté car trop réaliste et trop long.

[16] Rowan Williams. « Wilfred Owen: The Peter Pan of the Trenches » The New Statesman, 27 février 2014.


Gilles Couderc, Senior lecturer in English at the University of Caen (France), has written a PhD thesis on the libretti and the music in Benjamin Britten’s operas, Des héros au singulier, les héros des opéras de Benjamin Britten (University of the Sorbonne, 1999). He has published many articles on the operas and the works of Britten and Ralph Vaughan Williams. He has organized many conferences among the ERIBIA team at the University of Caen on opera libretti inspired by the Anglophone world and edited the proceedings in the e-Journal LISA/LISA and co-edited a special issue of La Revue Française de Civilisation Britannique on music and the shaping of the English national identity: Musique, nation et identité : la renaissance de la musique anglaise. His research includes the connection between text and music and their intersemiocity and the role of serious music in the shaping of British identity.