La Mouche

(Katherine Mansfield, The Fly, Février 1922)
Traduit par ANNE MOUNIC

Keywords
Translation, Katherine Mansfield

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– Tu es vraiment bien ici, dit le vieux M. Woodifield d’une voix flûtée en regardant autour de lui, dans le grand fauteuil de cuir vert, près du bureau de son ami, le patron, à la façon dont un bébé, dans son landau, scrute les alentours.

            Il avait fini de parler ; il était l’heure pour lui de partir. Mais il ne voulait pas s’en aller. Depuis qu’il avait pris sa retraite, depuis son… attaque, épouse et filles le gardaient enfermé dans la maison chaque jour de la semaine, sauf le mardi. Ce jour-là, on l’habillait et on le brossait, l’autorisant à retourner en ville pour la journée. Même si ce qu’il y faisait, épouse et filles ne pouvaient l’imaginer. Allait enquiquiner ses amis, supposaient-elles… Bon, peut-être bien. Malgré tout, nous nous agrippons à nos ultimes plaisirs comme l’arbre retient ses dernières feuilles. Et voici donc le vieux Woodifield assis là, fumant un cigare en dévisageant presque avec gourmandise le patron qui roulait sur sa chaise de bureau, robuste, le teint rose, plus âgé que lui de cinq ans et encore vaillant, encore à la barre. Cela faisait du bien de le voir.

            Avec nostalgie et admiration, la voix âgée ajouta :

– On est bien ici, ma parole !

– Oui, c’est assez confortable, acquiesça le patron en donnant, de son coupe-papier, une pichenette au Financial Times.  A vrai dire, il était fier de son bureau et aimait que les gens l’admirent, particulièrement Woodifield. Il tirait un sentiment de profonde, substantielle, satisfaction d’y être ainsi campé au beau milieu, sous les yeux de cette vieille silhouette frêle dans son cache-col.

– Je l’ai fait rénover récemment, expliqua-t-il, comme il l’avait fait depuis… combien ?… ces dernières semaines. 

– Tapis neuf, dit-il en montrant du doigt l’objet, rouge vif, orné d’un motif de grands anneaux blancs. 

– Mobilier neuf, ajouta-t-il en indiquant d’un hochement de tête la massive bibliothèque et le bureau dont les pieds ressemblaient à des torsades de mélasse.

– Chauffage électrique !

            D’un signe de la main, il désigna, exultant presque, les cinq saucisses nacrées, transparentes qui rougeoyant si doucement dans le récipient de cuivre, incliné.

            Mais il n’attira pas, sur le bureau, l’attention du vieux Woodifield sur la photographie d’un garçon à l’air grave, en uniforme, pris, en pied, dans un de ces parcs fantomatiques de photographe sur un fond de nuages d’orage de même acabit. Elle n’était pas neuve. Elle se trouvait là depuis plus de six ans.

– Il y a quelque chose que je voulais te dire, dit le vieux Woodifield, dont les yeux s’assombrirent dans le souvenir. Mais qu’est-ce que c’était ? Je l’avais dans l’esprit en partant ce matin.

            Ses mains se mirent à trembler et des taches rouges apparurent par-dessus sa barbe.

            Pauvre vieux, il n’en a plus pour longtemps, songea le patron. Et, se sentant bien disposé, il adressa un clin d’œil au vieil homme en lui disant, sur le ton de la plaisanterie :

– Je vais te dire. J’ai ici une petite goutte d’une chose qui te fera du bien avant que tu ne sortes de nouveau dans le froid. Elle est d’excellente qualité et ne ferait pas de mal à un enfant.

            Il ôta une clef de sa chaîne de montre, ouvrit un rangement sous le bureau pour en sortir une bouteille sombre et trapue.

– Voilà le remède, annonça-t-il. Et l’homme qui me l’a fourni m’a déclaré sous le sceau du secret qu’il venait des caves du château de Windsor.

            Le vieux Woodifield entrouvrit la bouche à cette vue. Il n’aurait pu avoir l’air plus surpris si le patron avait produit un lapin.

– C’est du whisky, non ? murmura-t-il d’une faible voix flûtée.

            Le patron tourna la bouteille et, tendrement, lui montra l’étiquette. C’était bien du whisky.

– Tu sais, dit-il, levant les yeux, émerveillé, pour regarder le patron ; à la maison, ils m’interdisent d’y toucher.

            On aurait dit qu’il allait pleurer.

– Ah, c’est là que nous nous montrons un peu plus savants que ces dames, s’écria le patron, en faisant main basse sur deux verres posés sur la table près de la bouteille d’eau pour y verser dans chacun un doigt généreux. Bois-le d’un trait. Cela te fera du bien. Et n’y mets pas d’eau. C’est sacrilège de frelater une telle chose. Ah !

            Il engloutit son whisky, tira son mouchoir, s’en essuya hâtivement les moustaches et jeta un regard interrogateur au vieux Woodifield qui le roulait dans sa bouche. Le vieil homme avala, demeura un moment silencieux, puis prononça faiblement :

– Il a goût de noisettes !

            Mais il s’en trouva réchauffé ; le breuvage s’insinua dans son vieux cerveau glacé ‒ il se souvint.

– C’est ça, dit-il, se soulevant de son fauteuil. J’ai pensé que vous voudriez savoir. Les filles étaient en Belgique la semaine dernière sur la tombe de ce pauvre Reggie et, par hasard, elles tombèrent sur celle de ton fils. Elles se trouvent tout près l’une de l’autre, apparemment.

            Le vieux Woodifield fit une pause, mais le patron ne répliqua pas. Seul un frisson de ses paupières trahissait le fait qu’il entendait.

– Les filles étaient ravies de la manière dont l’endroit est tenu, continua la voix flûtée. C’est magnifiquement arrangé. Ce ne pourrait être mieux s’ils étaient ici. Tu n’y es pas allé, n’est-ce pas ?

– Non, non ! 

            Pour des raisons diverses, le patron n’y était pas allé.

– Cela s’étend sur des kilomètres, dit le vieux Woodifield d’une voix chevrotante, et c’est aussi soigné qu’un jardin. Des fleurs poussent sur toutes les tombes. Les allées sont belles et larges.

            On entendait dans sa voix combien il aimait une belle allée large.

            De nouveau, il s’interrompit. Puis le vieil homme s’illumina merveilleusement.

– Vous savez ce que l’hôtel a pris aux filles pour un pot de confiture ? demanda-t-il de sa voix flûtée. Dix francs ! J’appelle ça du vol. C’était un petit pot ‒ c’est ce que dit Gertrude ‒ pas plus large qu’une demi-couronne. Et elle n’en avait pas pris plus qu’une cuillerée quand ils lui ont compté dix francs sur la note. Gertrude a emporté le pot pour leur donner une leçon. Et elle avait raison ; c’est faire du commerce avec nos sentiments. Ils pensent que parce que nous y allons pour faire un tour, nous sommes prêts à payer n’importe quoi. Voilà ce qu’il en est.

            Et il se tourna vers la porte.

– Tout à fait, tout à fait ! s’écria le patron, même s’il n’avait nulle idée de ce qu’il approuvait.

            Il fit le tour de son bureau, suivit à la porte les pas traînards et raccompagna le vieux bonhomme. Woodifield était parti.

            Pendant un long instant, le patron se figea, ne fixant rien, tandis que le commis de bureau, aux cheveux gris, l’observant, entrait et sortait de son cagibi à la façon d’un chien qui s’attend à être emmené en promenade. Puis :

– Pendant une demi-heure, je n’y suis pour personne, Macey, dit le patron. Vous comprenez ? Sans exception.

– Très bien, Monsieur.

            La porte se ferma, le tapis de couleur vive fut de nouveau traversé d’une lourde démarche ferme, le gros corps tomba sur la chaise à ressorts et, penché en avant, le patron couvrit son visage de ses mains. Il avait envie, il se proposait de pleurer ; il en avait décidé….

            Cela avait été un choc terrible quand le vieux Woodifeld, de but en blanc, avait énoncé cette remarque sur la tombe. Il avait eu exactement l’impression que la terre s’était ouverte et qu’il avait vu le garçon, gisant là sous le regard des filles du bonhomme. Car c’était étrange. Bien que plus de six années eussent passé, le patron ne songeait jamais au jeune homme autrement que couché, pareil à lui-même, parfait dans son uniforme, pour un sommeil éternel. « Mon fils ! », gémit-il. Mais les larmes ne venaient pas. Dans le passé, durant les premiers mois et même les premières années qui avaient suivi sa mort, il lui suffisait de prononcer ces mots pour être envahi d’un tel chagrin que seul un violent torrent de larmes pouvait le soulager. Le temps, avait-il alors déclaré, le disant à tout le monde, ne pouvait rien changer à l’affaire. D’autres hommes pouvaient peut-être s’en remettre, oublier leur perte, mais pas lui. Comment était-ce possible ? Il s’agissait de son fils unique. Dès sa naissance, le patron avait travaillé pour lui à la mise sur pied de cette affaire. Il la destinait à son fils, c’était sa seule raison d’être. La vie elle-même en était venue à n’en avoir nulle autre. Comment diable aurait-il pu trimer, se priver, traverser toutes ces années sans cette promesse toujours présente que le garçon lui succèderait, reprenant l’affaire où il l’avait laissée ?

            Et cette promesse était si près de s’accomplir. Avant la guerre, le garçon avait passé une année au bureau à se mettre au courant. Chaque matin, ils partaient ensemble ; ils revenaient par le même train. Et que de félicitations avait-il reçues en tant que père du jeune homme ! Rien d’étonnant ; ce dernier avait merveilleusement pris goût au travail. Quant à sa popularité avec le personnel, tous autant qu’ils étaient, jusqu’au vieux Macey, ne tarissaient pas d’éloges sur lui. Et ce n’était pas du tout un enfant gâté. Non, il se comportait avec son intelligence naturelle, trouvant le mot juste pour chacun, ayant l’habitude de dire, de son air juvénile : « Simplement magnifique ! »

            Mais tout cela était bien fini, comme si jamais cela n’avait été. Le jour était venu où Macey lui avait tendu le télégramme qui fit s’écrouler sur sa tête toute la maison. « Nous regrettons profondément de vous informer… » Et il avait quitté le bureau comme un homme brisé, sa vie complètement détruite.

            Il y avait six ans, six années… Comme le temps passait vite ! On aurait dit que cela s’était produit hier. Le patron ôta ses mains de son visage, perplexe. Il lui semblait que quelque chose n’allait pas. Il n’éprouvait pas ce qu’il voulait éprouver. Il décida de se lever et de regarder la photographie du garçon. Mais il n’aimait pas ce cliché ; l’expression n’était pas naturelle. Elle était froide, sévère. Le jeune homme n’avait jamais ressemblé à cela.

            A ce moment-là, le patron remarqua qu’une mouche était tombée dans son large encrier, essayant faiblement mais désespérément de s’en extraire. Au secours ! Au secours ! criaient les petites pattes qui luttaient. Mais les bords de l’encrier étaient humides et glissants ; la mouche retomba et se mit à nager. Le patron prit un stylo, sortit la mouche de l’encre et, en la secouant, la déposa sur un morceau de buvard. Pendant une fraction de seconde, elle demeura immobile sur la tache sombre qui perlait autour d’elle. Puis les pattes avant remuèrent, retrouvèrent leur équilibre, puis, redressant son petit corps trempé, elle entreprit la tâche immense d’ôter l’encre sur ses ailes. Dessus, dessous, dessus, dessous, la patte essuyait l’aile comme la pierre aiguise la faux, dessus, dessous. Ensuite, le mouvement s’interrompit tandis que l’insecte, donnant l’impression de se hisser sur la pointe de ses orteils, s’efforçait d’étirer une aile d’abord, puis l’autre. Elle y parvint enfin et, s’asseyant, elle se mit, à la façon minutieuse d’un chat, à se nettoyer la face. On imaginait désormais que les petites pattes avant se frottaient l’une contre l’autre avec joie et légèreté. L’horrible danger était passé ; l’insecte y avait échappé, de nouveau prêt pour la vie.

            Mais juste à ce moment-là, le patron eut une idée. Il plongea de nouveau son stylo dans l’encre, inclina son épais poignet sur le buvard et, tandis que la mouche s’exerçait les ailes, s’abattit sur elle un gros pâté. Comment allait-elle réagir ? Comment donc ? La pauvre petite parut absolument effarée, abasourdie, craignant de se mouvoir dans l’incertitude de l’avenir. Mais alors, comme avec douleur, elle se hissa de l’avant. Les pattes antérieures remuèrent, prirent leur appui et, plus lentement cette fois-ci, recommencèrent la besogne depuis le début.

            C’est un petit diable courageux, songea le patron, qui éprouva une véritable admiration pour le courage de l’insecte. Il avait le coup pour affronter l’adversité ; il réagissait comme il faut. Ne pas se laisser abattre ; ce n’était qu’une question de… Mais l’animal, de nouveau, avait accompli sa tâche laborieuse et le patron n’eut que le temps de remplir son stylo et de faire tomber encore, en plein sur le corps nouvellement nettoyé, une autre goutte sombre. Qu’allait-il se produire cette fois-ci ? Un douloureux moment de suspense s’ensuivit. Mais voyez, les pattes avant remuaient de nouveau ; le patron fut pris d’un accès de soulagement. Il se pencha sur la mouche en lui disant tendrement : « Tu es rusée, petite p… » Et lui vint vraiment l’idée brillante de lui souffler dessus pour accélérer le séchage. Malgré tout, ses efforts désormais avaient quelque chose de timide et de faible. Le patron, en trempant le stylo profondément dans l’encrier, décida alors que cette fois-ci serait l’ultime.

            Elle le fut. Le dernier pâté s’abattit sur le buvard saturé ; la mouche souillée y demeura, sans bouger. Les pattes arrière collaient au corps ; on ne voyait pas les pattes antérieures.

– Allez ! dit le patron. Dépêche-toi !

            Et, du stylo, il bouscula l’insecte, ‒ en vain. Rien ne se produisit ou ne risquait de se produire. La mouche était morte.

            Le patron souleva le cadavre sur l’extrémité du coupe-papier et le flanqua dans la corbeille. Mais il fut saisi d’un si horrible sentiment de misère que l’effroi littéralement le gagna. Se penchant en avant brusquement, il sonna Macey.

– Apportez-moi un buvard neuf, dit-il gravement, et faites vite.

            Tandis que le vieux bougre se retirait à pas feutrés, il se mit à se demander à quoi il était en train de penser auparavant. Qu’était-ce ? C’était… Il sortit son mouchoir et le passa sous son col. Drôle de vie ; il ne se souvenait absolument pas.Traduction 

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