Wilfred Owen : Poèmes traduits par Emmanuel Malherbet

EMMANUEL MALHERBET
Wilfred Owen traduit par Emmanuel Malherbet

 Revue

«Toi, là! Ca veut dire quoi ?», j'ai braillé.
«Tu oses te montrer comme ça à la revue ?» «
Mais, Sir, c’est —» «La ferme!» a gueulé le sergent.
«Je prends son nom, Sir ?» — «S'il vous plaît, et rompez!»

Quelques jours de «consigne au camp», qu'il a eu,
Motif : «sale à la revue».
Il m'a dit, plus tard : cette sacrée tache,
C’était du sang, le sien. «Eh bien, j’ai dit, le sang est sale…»

«Le sang est sale…», il a ri, a regardé là-bas,
Là où de sa blessure le sang avait coulé,
Et presque à jamais s’était mêlé à la terre.
«Le monde fait sa lessive», il a dit.
«Il n’aime pas tout ce rouge à nos joues :
Le sang de la jeunesse lui déplaît.
Mais quand on sera morts, tous bien blanchis,
Ce sera Dieu, le Maréchal qui nous passera en revue».
                        Août - septembre 1917

À la jeunesse sacrifiée, une prière

Quel glas pour ceux qui tombent comme des bêtes ?
Que la furie monstrueuse des canons.
Que le bref crépitement des fusils bègues,
Bredouillant de rapides oraisons.
Ni prières ni cloches, plus de comédies,
Ni sanglots dans la voix – sinon les choeurs
Déments, les choeurs stridents des obus geignards ;
Et les clairons, qui les appellent de pays désolants.
Pour les accompagner tous, quels cierges tenir ?
Pas dans les mains des gars, dans les yeux
Brillera la sainte petite lueur des adieux.
Pour linceul le front pâle des filles.
Et les fleurs, le silence des pensées attendries,
Et les lents crépuscules des jalousies qu'on tire.
                                                        Septembre – octobre 1917
 Conscience*

Sur le bord du lit les doigts s’éveillent et s’agitent.
Un effort de volonté : les yeux finissent par s’ouvrir ;
L’aident à son chevet les fleurs jaunes du printemps.
Le cordon du store traîne au bord de la fenêtre.
Le sol tellement lisse de cette salle! Et quel tapis!
Qui donc parle là-bas que je ne vois pas ?
Trois mouches tournent sur la carafe luisante.
« Infirmière! Docteur! » – « Oui, voilà! voilà! »
Mais le soir d’un coup brasse et brouille l’air.
Trop tard pour demander de l’eau, on dirait.
L’infirmière paraît si loin. Ici et là de la musique
Et des roses émergent du sombre massacre.
Il ne sait plus où il a vu du ciel bleu.
Des couvertures ! Encore ! Il a froid ! Si froid ! Et si chaud !
Il fait noir : il ne voit pas qui parle à côté…
Trop tard pour demander – il ne sait quoi.
                           Janvier – mars 1918
                           * d’après la version proposée par l’édition Lewis
 Les appels

Une morne sirène enrauquée de brume miaule dans l’aube.
Je regarde le type qu’elle appelle, poussé, tiraillé,
En arrière, en avant, désarmé comme un pion.
          Mais je suis feignant, et ce qu’il fait sans raison.

Aigre et vive, la sonnerie de neuf heures,
Presse l’écolier qui remonte ses chaussettes,
Bouscule la môme attardée en blouse noire.
          Je dois être fou ; j’apprends chez les fleurs.

Dix heures, un triste carillon remue corneilles et colombes.
Je vois le bedeau fermer les portes, et quand
J’entends l’orgue geindre le premier amen,
          Je donne mes répons — comme ceux des pigeons.

Le clairon braillard écharpe mes soirs.
De gauches sections de Tommies piétinent
Tâchant d’aller au pas sur des airs de rag-time,
          Je ne bouge pas ; j’ai déjà fait l’exercice.

Sons et bourdons de gongs, couvercles de gamelles,
Je regarde un goinfre affûter ses crocs en or :
          Se taper moins de pain[1] que de bons morceaux.

Parfois tard dans la nuit la canonnade
Secoue les vitres, et mon pauvre coeur cogne,
Guette les sifflements d’obus, les déflagrations,
          Mais ce n’est pas tout

Car penché sur l’appui hier à minuit,
J’entendais des gars soupirer, qui ne savaient
Dire leur détresse, non, ni ne le voulaient!
          Je connais ces voix : je dois y aller.
                                                         Mai 1918

[1] Une campagne de 1917 demandait à la population d’épargner la nourriture : « Save the wheat and help the Fleet : eat less bread » (Épargnez la farine pour aider la flotte : mangez moins de pain).

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