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Ecrire la guerre au féminin ? Edith Stein et la Première Guerre mondiale

ANGELIKA SCHOBER

Keywords
First World War, Life and Death, Jewish-German Patriotism, Empathy, Edith Stein, Women Writing

Abstract
In her autobiography, Life in a Jewish Family, Edith Stein, philosopher and Carmelite who was born in 1891 in a liberal family and assassinated at Auschwitz in 1942, describes what Jewish life was like in Germany before 1933. In that way she was able to make response to the images propagated by nazi ideology. Her text also offers precious information about the First World War concerning the atmosphere in Germany in general and universities in particular, how a military hospital functioned in Moravie, etc. The autobiography also offers an important insight about Edith Stein’s personality as a student, nurse, teacher, and assistant to Edmund Husserl during the war. She refused to be cloistered into traditional feminine roles. Without being a pacifist, she did at times criticize the war and developed traits of feminine writing, which was not only limited to women, but could also be practiced by men, such as Lion Feuchtwanger.

Résumé
Dans Vie d’une famille juive  Edith Stein,  philosophe et carmélite, née en 1891 dans une famille libérale et assassinée à Auschwitz en 1942, témoigne de ce qu’était la vie juive en Allemagne avant 1933. Elle veut riposter ainsi à l’image ignoble propagée par l’idéologie nazie. Son texte donne  aussi de précieuses informations sur la Première Guerre mondiale : l’ambiance qui régnait dans l’Allemagne en général et les universités en particulier, le fonctionnement d’un hôpital militaire en Moravie etc. Le livre autobiographique renseigne également sur la personnalité d’Edith Stein qui vécut la guerre comme étudiante, infirmière, enseignante, assistante d’Edmund Husserl et  ne se laissa pas enfermer dans les registres féminins traditionnels. Sans être pacifiste elle critique par moment la guerre et développe  des traits d’une écriture au féminin,  qui n’est pas le seul apanage de femmes mais peut être pratiquée aussi par des hommes,  Lion Feuchtwanger par exemple.

 

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Peut-on écrire la guerre au féminin, autrement dit, est-il possible de parler d’une écriture féminine relative à la guerre ? De toute évidence, il s’agit avant tout d’un domaine masculin comme le montrent plusieurs ouvrages consacrés à la Première Guerre mondiale. Parmi eux on peut citer du côté allemand Orages d’acier  d’Ernst Jünger ou A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, et en France  Le Feu d’Henri Barbusse ainsi que Le grand troupeau de Jean Giono. Mais cela n’exclut pas que des femmes se soient également exprimées au sujet de la guerre. C’est le cas d’Edith Stein, née en 1891 à Breslau et assassinée en 1942 à Auschwitz, qui est avec Hannah Arendt l’une des rares femmes philosophes allemandes.[1]  

Edith Stein n’a pas écrit de texte spécifique sur la Première Guerre mondiale, mais ses remarques à ce sujet méritent l’attention. Elles fournissent des informations précieuses sur la vie des femmes et des hommes en temps de guerre, permettent de mieux connaître la personnalité d’Edith Stein, et mènent à la question de savoir, si l’on peut parler d’une « écriture au féminin » de la guerre, et si oui en quel sens il faut la comprendre.  Notre article va traiter ces trois volets, et pour mettre en valeur le style d’Edith Stein nous avons choisi de la laisser parler souvent elle-même en donnant beaucoup de citations. Les remarques sur la guerre ne se trouvent pas à l’intérieur des œuvres philosophiques mais, pour l’essentiel, dans un texte autobiographique qu’Edith Stein a rédigé entre 1933 et 1935 au Carmel de Cologne. Il fut publié ultérieurement sous le titre Vie d’une famile juive[2]  et sa finalité n’est pas d’informer sur la Première Guerre mondiale. Il  poursuit un autre but. Edith Stein veut témoigner de façon concrète de ce qu’était la vie juive en Allemagne avant 1933, afin de riposter ainsi à l’image ignoble des juifs propagée par l’idéologie nazie. Les quatre derniers chapitres de ce livre[3] contiennent néanmoins des informations sur la guerre.  On est renseigné, par exemple,  sur le fonctionnement d’un lazaret militaire ainsi que sur des détails de la vie quotidienne. Début décembre 1914 Edith Stein note que « quelques semaines avant Noël, nous préparâmes nos paquets pour le front. Les cadeaux étaient choisis avec beaucoup d’amour, on allait chercher dans les pâtisseries les meilleures choses. […]. Ce qui nous donna le plus de mal fut l’emballage extérieur : le règlement voulait que tout soit cousu dans de la toile à sac. »[4] Le livre indique également comment Edith Stein se positionne vis-à-vis des événements et propose aux lecteurs un grand nombre de portraits bienveillants des femmes et des hommes qu’elle a connus.

  1. Vivre et mourir en temps de guerre

Pendant la Première Guerre mondiale Edith Stein avait plusieurs activités. En 1914 elle fit des études de philosophie, histoire et littérature allemande à l’Université de Göttingen,  en avril 1915 elle passe la licence d’enseignement et travaille ensuite pendant cinq mois comme aide-infirmière pour la Croix Rouge dans un lazaret en Moravie. Ce service accompli elle décide de se consacrer désormais à la rédaction de sa thèse de doctorat sous la direction d’Edmund Husserl à Fribourg, et comme sujet elle choisit Le problème de l’empathie. Elle accepte cependant de contribuer de nouveau à l’effort de la guerre quand le directeur de son ancien lycée à Breslau le lui demande. Etant donné que la plupart des hommes sont sur le front, il y a pénurie de professeurs et c’est aux jeunes femmes à peine diplômées qu’on s’adresse pour combler ce manque. De février à septembre 1916  Edith Stein donnait donc « le cours de latin pour les trois classes supérieures », bien qu’elle n’ait pas étudiée les langues anciennes, ainsi que « quelques heures d’allemand, d’histoire et de géographie ». En dépit de cette charge très lourde elle parvint à terminer sa thèse de doctorat. À l’examen oral (Rigorosum)  le 3 août 1916 elle obtint la meilleure mention (summa cum laude) que Husserl réservait en général à ceux qu’il jugeait capable de poursuivre leurs recherches par une habilitation. Il apprécie beaucoup le travail d’Edith Stein qui anticipe plusieurs aspects de ce qu’il voudrait développer lui-même dans le deuxième volume des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure,     et il se réjouit quand elle lui propose de l’assister dans ses travaux. Pendant un an et demi, d’octobre 1916 à février 1918, Edith Stein sera donc l’assistante privée de Husserl. Pour un salaire modeste de 100 marks par mois elle mit de l’ordre dans ses notes éparses, sténographiées au crayon et à peine lisibles. Elle les structura et élabora ainsi le texte que Martin Heidegger publia en 1928 sous le titre Edmund Husserl. Leçons sur la conscience interne du temps [5].    

Edith Stein commente la guerre à travers les expériences de ses amis[6], collègues et  parents qui sont au front : « Pratiquement tous [les] camarades d’études étaient concernés » indique-t-elle, et un « régiment de volontaires de Göttingen se trouvait au plus dur des combats en Flandre ». Ainsi les décès ne se firent pas attendre. « Dès le mois d’août, nous apprenions pour la première fois la mort d’une personne de notre connaissance : Robert Staiger, maître de conférences en histoire de l’art à Göttingen, qui dirigeait en même temps l’orchestre universitaire, formé d’étudiants, et jouait avec ardeur les plus beaux morceaux de musique classique »[7]. Fritz Frankfurther, étudiant en philosophie, était également l’un des premiers à être tombé[8], et  Wolfgang Husserl, le fils ainé d’Edmund Husserl, mourut début 1916 près de Verdun[9]. Adolf Reinach, maître de conférences en philosophie, décéda en 1917.  A son sujet Edith Stein remarque : « Comme nous étions heureuses quand arrivait une carte postale du front, ou même une lettre, de Reinach ! Il se trouvait dans la région de Verdun. Il envoya une fois, dans une lettre, un perce-neige pour chacune d’entre nous. Il les avait cueillis lui-même, ils arrivaient encore pleins de fraîcheur. »[10] Ces perce-neiges du front qui expriment tant de tendresse et d’espoir peuvent apparaître surréalistes, vu l’endroit où ils furent cueillis. Il en va de même pour une photo montrant un soldat allemand qui caresse une chouette. Il s’agit de Hans Lipps qu’Edith Stein apprécie beaucoup à cause de son caractère peu conventionnel : « Il pouvait travailler aussi bien dans un abri de tranchée qu’avec la musique d’un café ou d’un dancing de Göttingen ou de Dresde. Ses lettres ne contenaient la plupart du temps que peu de phrases ; mais il arrivait à remplir la page, vu sa grosse écriture, indéchiffrable pour les non-initiés, où chaque lettre était à elle seule une œuvre d’art. Il n’y avait en fait aucun renseignement sur la situation du front. » Lipps préfère rapporter autre chose. « Tantôt il parlait d’un grillon logé près de son bunker et avec lequel il partageait ses pralinés, tantôt d’une petite chouette qu’il avait attrapée dans une église ; il l’appela Rébecca et la garda longtemps avec lui ; elle remplaçait le hibou Caruso qu’il avait laissé à Dresde chez sa mère. »[11]

Hanns Lipps et la chouette Rébecca.
Photographie envoyé du front près de Verdun.
Bayerische Staatsbibliothek.

Les morts causés par la guerre affectent beaucoup Edith Stein. Ce qui ressort d’une lettre adressée à Roman Ingarden en juillet 1917 qui évoque les anciens camarades de l’Université de Breslau où elle fit ses études avant de venir à Göttingen : « J’ai vu récemment dans ma bibliothèque toute une rangée de thèses d’amis étudiants de Breslau qui sont maintenant tous morts. » Face à cette situation tragique, elle  précise que « c’est comme si l’on appartenait à une génération depuis longtemps éteinte, et l’on s’étonne d’être toujours en vie ».  Elle constate qu’ « à l’occasion, on sent encore en soi le goût de vivre s’éveiller et protester contre cette atmosphère générale de lassitude et de pesanteur ». Mais elle reconnaît également « que ce ne sont que des phases transitoires », pour conclure qu’il « me reste seulement deux motivations » pour continuer à vivre : « la curiosité de voir ce que va devenir l’Europe, et l’espoir d’apporter ma contribution en philosophie »[12].

Edith Stein a bien saisi l’ambiance qui régnait à Göttingen au début de la guerre, et l’on peut supposer que le même climat caractérisait aussi les autres  villes universitaires, voire l’ensemble de l’Allemagne. Lorsqu’ « en plein milieu de notre paisible vie estudiantine éclata la bombe de l’assassinat […] du prince héritier d’Autriche-Hongrie par un Serbe tout laissait présager […] un terrible orage ». Mais il était « inconcevable qu’on en vienne vraiment là ». Car « la paix, la stabilité de la propriété et la permanence de l’état des choses auquel nous étions habitués, étaient comme un fondement indestructible sur lequel notre vie était bâtie ». Quand on comprit enfin  que « l’orage s’approchait inévitablement », on pensait que « cette guerre serait complètement différente » des précédentes. On imaginait notamment que « la destruction serait si terrible que cela ne pourrait pas durer longtemps »[13]. Cette illusion fut largement répandue en Allemagne comme l’indiquent les inscriptions sur certains trains qui transportaient les soldats au front : « Excursion à Paris »,  « Au revoir sur le  boulevard ». 

Soldats allemands en transport vers la France en 1914. Le wagon de marchandises est décoré de slogans légers qui laissent présager une guerre brève.  
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:German_soldiers_in_a_railroad_car_on_the_way_to_the_front_during_early_World_War_I,_taken_in_1914._Taken_from_greatwar.nl_site.jpg

Edith Stein constate que « l’agitation augmentait de jour en jour » et compare cette effervescence générale à son propre comportement : «  je me comportais déjà à l’époque comme j’appris à le faire plus tard de manière tout à fait délibérée en semblables périodes de crise : je restais calmement à faire mon travail bien qu’intérieurement prête à l’interrompre à tout instant. » En effet,  « augmenter l’agitation générale en courant de tous côtés et en bavardant inutilement » ne correspondait pas à sa nature. Elle précise avoir trouvé le modèle de sa façon d’agir dans la littérature antique.  « Je me suis toujours réjouie en lisant Homère, de voir la manière dont Hector renvoie sa femme à la maison et à son travail, après lui avoir dit adieu pour toujours, à elle et à leur petit garçon. » Un calme analogue caractérise Edith Stein au moment où éclate la Première Guerre mondiale. « Je me trouvai, l’après-midi du 30 juillet vers quatre heures, à mon petit bureau, plongée dans Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer […] la guerre était déclarée et tous les cours étaient suspendus. »[14] Le soir même elle rentre chez sa mère à Breslau pour proposer ses services à la Croix Rouge.

Une fois les hostilités commencées, Edith Stein  fait preuve de patriotisme[15]. Se sentant entièrement solidaire avec son pays, elle ne veut plus avoir de vie à elle mais « investir toutes [ses] forces dans ce qui est en train de se passer ». Ce n’est que  lorsque « la guerre sera finie » qu’elle souhaite se consacrer de nouveau à ses « affaires personnelles »[16]. Comme la plupart des Allemands elle est persuadée que la victoire sera remportée comme en 1870. « Nous suivions dans la jubilation de la victoire l’avance de nos troupes en France, nous les indiquions sur les cartes avec des épingles de couleur et attendions le jour où “nous” entrerions dans Paris. » En effet, l’actualité de 1914 est ressentie « comme une magnifique répétition de la campagne de 1870, que nous connaissions à travers nos manuels d’histoire et que nos parents avaient vécue ». Par conséquent « le grand revers essuyé à la première bataille de la Marne » restait « totalement incompréhensible » à Edith Stein, à ses amis et aux Allemands en général[17].  

Cependant, nous découvrons aussi une attitude différente chez elle. A plusieurs reprises Edith Stein se montre critique au sujet de la guerre et ressent la menace qu’elle représente. Sans devenir pacifiste, elle constate : «  L’une de mes expériences de la guerre la plus démoralisante fut la vision d’une longue file de chevaux qui avaient été réquisitionnés [en août 1914] pour les besoins de l’armée et qui étaient conduits à travers les rues. Je ne pus m’empêcher de penser à une immense pompe aspirante qui retirait toute sa force au pays. »[18] Elle s’interroge également sur les motifs qui poussent les hommes à s’engager dans la guerre. Sont-ils aussi nobles qu’ils ont l’air d’être ? Edith Stein pose cette question dans sa thèse de doctorat et observe   qu’ « en général on a tendance à s’attribuer des motifs plus nobles que l’on a en réalité ».  Elle précise que ce constat général peut se vérifier chez certains soldats : « Si je crois par exemple agir par pur patriotisme en entrant à l’armée comme volontaire sans remarquer que le goût de l’aventure, la vanité et le mécontentement avec ma situation actuelle sont en jeu, ces motifs latéraux se soustraient à mon regard réfléchissant et je suis sujet à une erreur au niveau de la perception intérieure et des valeurs. »[19]

Le patriotisme de la famille d’Edith Stein caractérise les juifs allemands en général. D’après Gerhard Jochem, l’enthousiasme patriotique était encore plus marqué au sein de la minorité juive que dans le reste de la population. Car la guerre semblait offrir la possibilité de réfuter les deux préjugés antisémites les plus pugnaces, celui que les juifs seraient lâches et celui qu’ils n’auraient pas de patrie. Encouragés par le discours de Guillaume II du 1er août qui affirme ne plus connaître ni partis politiques ni confessions religieuses mais uniquement des frères allemands, beaucoup de réservistes juifs se portèrent volontaires pour prouver définitivement leur intégration dans le peuple allemand. De sorte que parmi l’ensemble des soldats allemands le nombre des juifs était proportionnellement plus élevé que celui des protestants ou des catholiques[20]. Quant à la famille Stein, un frère d’Edith,   Arno, fut  affecté  au service de santé et « accompagnait  les trains de transport ». Plusieurs cousins étaient sur le front[21], dont Richard Courant, officier suppléant et maître de conférences en mathématiques à l’Université de Göttingen, qui parvient à « établir des communications sans fil entre les tranchées ». Après avoir été blessé deux fois, il  fut envoyé à Berlin pour installer sa découverte sur tous les fronts[22]

2. Expériences au lazaret à l’arrière du front des Carpates 

Comme beaucoup de femmes allemandes et dans d’autres pays belligérants Edith Stein s’est engagée auprès de la Croix Rouge. Au sujet de la France, Yvonne Kniebiehler parle « d’une véritable “passion hospitalière”, car en quelques jours, les grandes villes sont envahies par une profusion d’uniformes – cet uniforme qui deviendra si populaire en ville, voile bleu bordé de blanc et longue cape  de drap bleu foncé, marqué à gauche d’une croix rouge. »[23] Elle précise que toutes ces femmes voulaient vraiment servir, et du côté allemand Adolf Reinach, soldat au front de l’ouest,  écrit dans le même sens : « Chère Schwester Edith, nous sommes maintenant camarades de guerre. »[24] Cependant, la réputation desinfirmières était ambigüe. D’une part elles furent  considérées comme des « anges blancs » au service de la cause patriotique, d’autre part, on les suspecta de moralité douteuse.  Ainsi la mère d’Edith Stein n’apprécie pas du tout l’idée que sa fille travaille dans un hôpital militaire, et un conseiller d’éducation essaye également de l’en dissuader. A sa  question de savoir si elle est « au courant de ce qui se passe dans les lazarets »,  Edith Stein répond que non, en  ajoutant que  « si l’on mettait sa vertu en danger comme il me laissa entendre, et si les infirmières n’avaient pas bonne réputation […] il serait justement nécessaire […] que des personnes sérieuses se mettent à occuper ces fonctions ». Elle précise qu’elle ne se laissait « pas le moins du monde fléchir dans [sa] résolution », et cette assurance constitue  un trait caractéristique de sa personnalité. Quand sa mère déclara : « tu ne partiras pas avec mon consentement ! », Edith  répliqua  « avec la même détermination : alors je dois le faire sans ton consentement »[25].

Etant donné que l’Allemagne n’avait pas besoin d’infirmières au printemps 1915,  Edith Stein fut affectée par la Croix Rouge autrichienne à l’hôpital de Weisskirchen en Moravie, d’abord au  Service typhus, puis au Service de chirurgie. Dès son arrivée dans ce lazaret avec 4000 lits elle fait une expérience qui confirme ce que l’on lui avait dit : « Le lendemain soir dans le petit bureau des médecins […] on  avait dressé une grande table. On y avait disposé de nombreux gâteaux, quelques plateaux de fruits et toute une batterie de bouteilles d’alcools divers. » Ne buvant pas d’alcool, Edith Stein refuse  qu’on la serve et assiste à la scène suivante : « Au fur et à mesure que les verres se vidaient, le ton devenait plus libre. Je finis par rester assise sans rien dire, en regardant avec des yeux ronds ce qui se passait autour de moi. Un médecin tenait la tête d’une infirmière, qui ne voulait pas boire, et lui versait de l’alcool dans la bouche ». Confrontée à cette situation, elle se sentait « de plus en plus mal à l’aise ». Elle « tremblait d’indignation » qu’ « une telle chose puisse se passer sous un toit qui abritait des personnes gravement malades »[26].

Edith Stein dans un lazaret en Moravie dans le cadre d’une fête. Edith Stein Archiv Köln.

Edith Stein aime apporter des soins aux malades et renonce au congé auquel elle a droit au bout de deux mois, bien que le travail l’ait  beaucoup fatiguée. « Comme j’étais sur mes pieds toute la journée, le soir je pouvais à peine me tenir debout » note-t-elle en précisant qu’elle se réjouissait quand le matin venu elle put se convaincre que les malades ne manquaient de rien[27].  A leur égard elle fait preuve d’une grande empathie comme l’illustre l’épisode suivant. « Le patient qui était à ce moment-là le plus gravement atteint […] était un jeune commerçant italien de Trieste. […]. Sa bouche était  constamment remplie d’un mucus souvent mélangé de sang. Schwester Loni me demanda de lui nettoyer la bouche avec un linge chaque fois que je passerais  devant lui. Il me remerciait toujours d’un regard pour ce petit geste charitable. »[28] Mario ne pouvait plus parler, «  il avait complètement perdu la voix ». Mais Edith Stein comprend néanmoins ce qui se passe en lui : « Médecin et infirmières parlaient de lui à son chevet comme s’il ne comprenait rien. Mais  je voyais à ses grands yeux brillants qu’il était parfaitement conscient et prêtait grande attention à chaque mot. La plupart du temps il gisait dans son lit sans bouger mais il nous suivait des yeux. »[29]

Nous voyons qu’Edith Stein agit ici en bonne phénoménologue. Par l’observation attentive de données  concrètes, matérielles,  en l’occurrence des yeux du malade, elle arrive à saisir des réalités psychiques.  Cette capacité lui permet  aussi de rédiger une lettre, sans qu’aucun mot ne soit  prononcé : « Mario […] m’appela une fois par signe et me fit comprendre qu’il aimerait me dicter une lettre. » Il  avait observé qu’Edith Stein écrivait de temps en temps et elle va chercher du papier et une plume : « Je m’agenouillai à son chevet. Il forma alors les mots avec ses lèvres – il n’était même pas en mesure de chuchoter – et je concentrai mon attention sur sa bouche, y lisant chaque mot, l’écrivant et lui montrant chaque phrase que j’avais fini d’écrire pour qu’il la vérifie. Nous avons ainsi réussi à écrire en bon italien une lettre entière à ses sœurs. »[30]

On peut se demander si cette proximité de l’autre, cet intérêt pour autrui, cette capacité d’empathie (qui est aussi, rappelons-le, le sujet de la thèse d’Edith Stein[31]) constitue un trait caractérisant l’écriture au féminin. Cela va en effet dans le sens de la perception de la féminité par Edith Stein telle qu’elles s’expriment dans ses conférences sur la femme et auxquelles nous reviendrons. Pour le moment prêtons encore attention à quelques  informations relatives au fonctionnement du lazaret auquel elle fut affectée. Nous apprenons ainsi que les instructions données par une infirmière valaient des ordres d’un officier et devaient être respectées de la sorte. Le « lieutenant sous l’autorité duquel était le commandement militaire […] était toujours extrêmement poli et recommandait expressément aux hommes d’obéir aux infirmières comme à lui-même ». À en croire Edith Stein, « c’était plus nécessaire de le redire aux garçons de salle qui étaient censés nous aider qu’aux malades ». Car, sans s’insurger ouvertement,  « les Polonais et les Tchèques faisaient de la résistance passive en feignant de ne pas comprendre les ordres en allemand ». Ainsi, pour faire balayer la salle, « il fallait prendre par les épaules un de ces hommes et lui mettre un balai entre les mains. Alors il consentait à se mettre au travail ». Mais « dès qu’on avait le dos tourné, on pouvait être sûr que le balai se retrouvait vite dans son coin ».  Selon le règlement, les infirmières devaient « dénoncer les paresseux au lieutenant », mais elles l’évitaient. Car les punitions des Autrichiens étaient « tellement atroces  qu’on ne voulait exposer personne à ce traitement » : « ils les attachaient ou même les battaient »[32].

La question des nationalités apparaît également dans le récit d’Edith Stein. « Toutes les nations de la monarchie austro-hongroise étaient représentées dans notre lazaret : Allemands, Tchèques, Slovaques, Slovènes, Polonais, Ruthènes, Hongrois, Roumains, Italiens ». On trouvait également des tziganes et parfois un Russe ou un Turc[33], et pour communiquer, il fallait  un dictionnaire en neuf langues. À en croire Edith Stein les nationalités étaient faciles à deviner à cause de leurs comportements spécifiques. Au sujet des Allemands, elle observe par exemple qu’ « ils étaient exigeants et critiques, nos compatriotes » et qu’« ils pouvaient mettre toute une salle en effervescence lorsque quelque chose ne leur convenait pas ». Les Hongrois, par contre, étaient « très réputés pour leur bravoure au combat, et d’une courtoisie chevaleresque à notre égard ». Mais  ils étaient aussi  « ceux qui se plaignaient le plus ». Ainsi lorsqu’ « un nouvel arrivé se lamentait […] dès le premier changement de pansement » on s’adressait à lui en criant « Nem sabot, Magyar ! » (Ce n’est pas permis, Hongrois). Et « les cris de douleurs cessaient alors pour quelques instants ; on ne s’était pas trompé sur la nationalité du malade ».  Les Tchèques étaient considérés comme des traîtres à la cause allemande, mais ils étaient « les plus patients et les plus serviables »[34]. Cependant, les infirmières ne pouvaient « compter sur aucun soutien de la part de la population » qui était « presque exclusivement tchèque et hostile aux Allemands ». Les jeunes filles de Weisskirchen, « toutes pomponnées, étaient assises sur la promenade de cette ville d’eaux à écouter un concert, pendant que nous soignions leurs blessés. »[35]

Le travail au lazaret militaire implique une proximité de la mort qu’Edith Stein ne passe pas sous silence, au contraire. Cette expérience constitue en effet une raison principale pour laquelle elle critique la pensée de Heidegger. Son article « La philosophie existentiale de Martin Heidegger » constate en effet que  « quiconque a assisté à une agonie ne pourra plus croire à un anonyme “On meurt”»[36]Vie d’une famille juive donne un exemple concret. Un soir, lorsqu’elle était de garde de nuit, « les infirmières me reçurent avec la nouvelle qu’un mourant venait d’être admis ». Elles l’invitèrent à « lui faire une piqûre de camphre toutes les heures ». Pendant plusieurs nuits Edith Stein arrive ainsi à entretenir « à grande peine jusqu’au matin la petite étincelle de vie en lui ». La dernière nuit, « je lui avais fait encore quelques piqûres. Entretemps, je surveillais, de ma place, sa respiration – brusquement, elle s’arrêta. J’allai jusqu’à son lit : le cœur ne battait plus. » En rassemblant les objets personnels du défunt pour les remettre au commandement militaire, Edith Stein fait une expérience qui la marqua pour toujours : « un petit billet tomba de son carnet à mes pieds : une prière y était écrite, que sa femme lui avait donnée et qui demandait qu’il reste en vie. » Edith Stein souligne que  «  cela m’atteignit au plus profond de moi-même : ce ne fut qu’à ce moment-là que je réalisai ce que cette mort pouvait représenter sur le plan humain ». Elle est très émue. Le médecin auquel elle demande de constater le décès « dit avec compassion : ‘Schwester, asseyez-vous donc, vous êtes toute pâle et vous avez l’air épuisée’ »[37].   

Au bout de quatre mois de service à l’hôpital, Edith Stein se demande si elle y est vraiment à sa place ou s’il vaudrait mieux poursuivre sa thèse de doctorat. « Une pensée revenait désormais souvent à mon esprit : il n’était peut-être pas très sage d’interrompre pendant si longtemps mon travail de thèse, alors qu’il y avait beaucoup d’autres personnes pour aider à soigner les malades. » Mais elle se demande aussi « si ce n’était pas là un mouvement d’égoïsme. » Après mûre réflexion, et non pas sans combat intérieur, elle se décide en faveur de la thèse. Nous avons donc à faire à la situation intéressante, hors commun, qu’une jeune femme juge sa recherche philosophique plus importante que le travail d’infirmière qui est considéré comme très féminin. Edith Stein quitte donc des chemins balisés, et sa décision nous paraît d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas animée du désir de s’épanouir au niveau personnel, mais par la volonté de servir l’humanité. Cette prise en compte d’autrui, voire de l’humanité entière, constitue en effet un trait spécifique de sa personnalité comme le montrent aussi ses réflexions au sujet des disciplines qu’elle choisit d’étudier. « Nous sommes au monde pour servir l’humanité… »[38] note Edith Stein, convaincue que l’« on [le] fait le mieux en faisant ce dont on a les meilleures dispositions ». Par conséquent elle opta pour  la philosophie[39]. Le désir de servir l’humanité en développant ses propres talents montre du reste aussi qu’elle a grandi dans la tradition du néo-humanisme allemand tel qu’il se manifeste dans les œuvres de Goethe et Schiller[40].

3. Ecrire la guerre au féminin ?

La volonté de dépasser les rôles féminins traditionnels est un trait caractéristique de la personnalité d’Edith Stein qui apparaît dès sa jeunesse. Au lycée elle était connue pour ses positions féministes, ce qui ressort du poème qui lui fut dédié lors de  la fête d’adieux  après le baccalauréat :  

Egalité de l’homme et de la femme
C’est ce que la suffragette réclame.
Assurément, un de ces jours,
Nous la verrons ministre.[41]

Certes, Edith Stein  n’est pas devenue ministre, ce qu’elle n’a jamais souhaité, mais sa capacité à dépasser les rôles traditionnels de la femme est confirmée au printemps 1918. Après avoir achevé les   Leçons sur la conscience interne du temps[42]Husserl souhaite qu’elle continue à travailler pour lui. Mais elle décline cette offre. La composition et la rédaction du texte ne lui ont pas laissé assez de temps et d’énergie pour poursuivre sa propre recherche philosophique. De plus, Edith Stein est déçue qu’une vraie coopération intellectuelle avec Husserl n’ait pas eu lieu. Elle se décide donc à quitter Fribourg pour retourner à Breslau dans la maison maternelle. Elle veut y préparer l’habilitation à diriger des recherches afin de devenir professeure de philosophie dans une université allemande. Une fois de plus elle renonce donc à une activité « féminine », celle en l’occurrence d’assister un homme dans la réalisation de ses œuvres. Elle préfère suivre son chemin à elle, persuadée de pouvoir apporter des choses importantes à la philosophie. Mais Edith Stein a sous-estimé deux obstacles de taille : celui d’être femme et celui d’être juive. Les portes de l’université lui sont restées fermées[43].   

Au début de cet article nous avons indiqué que cinq mois après son départ de l’hôpital militaire de Weisskirchen, Edith Stein contribua de nouveau à l’effort de guerre. Elle accepta en effet d’enseigner dans son ancien lycée bien qu’elle ait préféré se vouer entièrement à la rédaction de sa thèse de doctorat.  Ne reste-t-elle donc pas cantonnée dans les rôles attribués aux femmes ? Cela est moins évident quand on regarde les raisons de son choix. En effet, dans un premier temps  Edith Stein ne veut pas donner des cours et fait savoir qu’il lui manque l’expérience pédagogique nécessaire. Quand elle accepte finalement, ce n’est pas pour des motifs patriotiques comme c’était le cas de son engagement en tant qu’infirmière, mais parce qu’elle veut aider une personne concrète, à savoir un professeur malade qui doit se reposer. En marge du manuscrit on trouve les lignes suivantes : « Il posa ses deux mains sur sa poitrine et dit : “Je suis tuberculeux et je dois faire une cure de repos”. Lorsque j’entendis cela et que je vis en même temps ses yeux fiévreux, je n’hésitai pas à me décider. Je commençai début février mon premier enseignement cinq ans à peine après avoir quitté ce même lycée comme bachelière. »[44]

Cet épisode montre non seulement le grand potentiel d’empathie dont dispose Edith Stein, il rappelle aussi que la Première Guerre mondiale permit aux femmes d’accéder à de nouvelles responsabilités. Elle constate en effet qu’ « en temps de guerre, tout pouvait faire l’affaire ». En principe l’enseignement en lycée était encore un domaine réservé aux hommes, mais pour effectuer des remplacements on fit appel aux jeunes femmes. Deux autres anciennes élèves du lycée d’Edith Stein « qui devaient encore passer leur examen d’Etat (Staatsexamen)  aidaient [ainsi] en mathématiques et sciences naturelles »[45]

Revenons maintenant à la question de l’écriture au féminin[46]. Peut-on considérer comme féminin le fait qu’Edith Stein s’intéresse davantage aux personnes  qu’aux données matérielles, sans négliger pour autant les secondes ? En accord avec ce qu’elle écrit sur la féminité nous pouvons le dire et préciser qu’elle n’est pas la seule à l’affirmer. À la fin des années cinquante, l’écrivaine allemande Marie Luise von Kaschnitz considère la représentation de relations personnelles comme un trait essentiel de la création littéraire féminine[47]. Quant à Edith Stein, il faut encore ajouter l’importance de l’empathie qui ressort  par exemple de sa manière de communiquer avec les malades à l’hôpital et dans la conversation avec le professeur qu’elle devait remplacer.

De prime abord la définition de la féminité par Edith Stein peut paraître très conservatrice, mais regardée de plus près, elle l’est beaucoup moins. Argumentant à partir de la position judéo-chrétienne selon laquelle Dieu créa l’être humain comme homme et femme, elle souligne dans un premier temps l’existence de différences essentielles entre les deux sexes. Etant donné que « les corps sont fondamentalement différents (grundverschieden geartet) », « un autre type d’âme (Seelentypus) » doit exister également, « en dépit de la nature humaine commune ». S’appuyant sur Thomas d’Aquin qui considère l’âme comme la forme du corps (anima forma corporis), Edith Stein précise que les dispositions de la femme (Einstellung) visent  « ce qui est vivant et personnel (das Lebendig-Persönliche) » en se dirigent vers l’ensemble des données (das Ganze)[48]. Elle ajoute que « son désir naturel, vraiment maternel », l’amène à « prendre soin de l’autre, à le nourrir et à promouvoir sa croissance ». En ce qui concerne  « l’objet », c’est-à-dire « ce qui est inanimé » en revanche, la femme s’y intéresse  « moins en tant que tel »  qu’au service qu’il peut rendre à ce qui est vivant et personnel. Tandis que « l’homme s’adonne entièrement à son objet » et qu’en général il « a du mal à tenir vraiment compte d’autres personnes et de leurs préoccupations », la femme possède la capacité suivante : elle sait « pénétrer de façon intuitive et compréhensive (einfühlend und nachverstehend) dans des domaines de connaissance (Sachgebiete) qui lui sont, en principe, étrangers  et qu’elle n’aborderait  jamais sans y être amenée par un intérêt personnel »[49].

Sans le citer, Edith Stein rejoint ici Nietzsche qui apprécie également la capacité d’adaptation féminine. D’après lui, « la force spirituelle des femmes ressort le mieux du fait que la femme soit prête à sacrifier son propre esprit par amour d’un homme et de son esprit ». Il est convaincu que  cela ne constitue nullement un appauvrissement, mais au contraire un enrichissement précieux. Car la femme arrive ainsi à développer  « un second esprit dans le domaine nouveau vers lequel la manière masculine  de penser l’a titrée et qui était, à l’origine, étranger à sa propre nature »[50].

Au sujet des métiers que devaient exercer les femmes et les hommes, Edith Stein argumente à la fois de manière conservatrice et ouvre des voies nouvelles. Dans sa contribution à la « Conférence d’automne de l’Association des universitaires catholiques » qui se tenait du 30 août au 3 septembre 1930 à Salzbourg, elle considère   l’éducation et le soin pour autrui comme les métiers naturels de la femme. Mais en même temps elle remet en cause une identification de la féminité (et de la masculinité) avec le sexe biologique d’une personne, et par là elle anticipe sur certaines réflexions dans le cadre des recherches sur  le ‚genre‘. Elle reconnaît en effet qu’« aucune femme est uniquement femme », car « chacune a ses dispositions et  particularités individuelles au même titre que l’homme ». Edith Stein souligne en outre que les dispositions d’un être humain  – qu’il soit femme ou homme – peuvent en principe se diriger vers (hinweisen) tous les domaines. D’où s’en suit la conclusion qu’ « il n’y a aucun métier qui ne puisse pas être exercé par une femme »[51]

Edith Stein va encore plus loin. Elle insiste sur les bienfaits de la féminité dans le monde du travail et suggère de pratiquer désormais de façon féminine les métiers que l’on considère comme masculins à cause de leur haut degré d’abstraction. Certes, « le travail à l’usine, au bureau, à l’administration, au laboratoire ou dans un institut mathématique » se fait  « sur un matériel inanimé et abstrait ». Mais comme ce travail nécessite, le plus souvent, la coopération entre plusieurs personnes, une présence de la « féminité » est requise et devra se manifester  sous forme d’empathie et d’ouverture à autrui. Pour Edith Stein « le déploiement des vertus féminines peut donc devenir un contrepoids bénéfique au moment où chacun est menacé de devenir un simple élément d’une machinerie, et de perdre ainsi son humanité (Menschentum) ». Autrement dit la féminité doit empêcher que le progrès des sciences et de la technique ne déshumanise l’Homme. Il faut tenir compte aussi de ceci : « tout ce qui est abstrait fait partie in fine de quelque chose de concret, et tout ce qui est inanimé sert en fin de compte à ce qui est vivant », de sorte que « toute activité abstraite se trouve finalement au service d’un tout vivant ». La conclusion suivante s’impose donc : toute personne « capable d’acquérir ce regard [féminin] sur l’ensemble des données (das Ganze), et de le maintenir vivant, aura le sentiment d’y être relié,  même dans l’activité abstraite la plus stérile ».  En effet, Edith Stein est persuadée que « l’intégration des femmes dans le plus grand nombre des métiers sera bénéfique à l’ensemble de la vie sociale, privée et publique, notamment si elle arrive à préserver sa spécificité féminine[52] ».

A partir des réflexions steiniennes sur les enjeux de la féminité dans le monde de travail, nous pouvons dire maintenant que Vie d’une famille juive contient de nombreux exemples d’une écriture au féminin. Car l’intérêt d’Edith Stein se dirige principalement vers les personnes qu’elle a rencontrées et qu’elle décrit avec beaucoup d’empathie. Plus qu’aux données matérielles, elle s’intéresse en effet aux êtres humains. Se pose maintenant la question complémentaire : une écriture au féminin peut-elle être réalisée aussi par un auteur masculin ? Selon la perception de la féminité par Edith Stein cela devrait être possible, sans qu’elle ne donne pour autant d’exemple. Mais à notre avis, plusieurs conditions sont réunies pour dire que Lion Feuchtwanger entre dans cette catégorie, cet auteur allemand à succès qui fut très apprécié par le public[53] et dut fuir l’Allemagne nazie parce qu’il était juif. En lisant son livre autobiographique Le diable en France qui rappelle son internement dans les camps du Midi de la France pendant la Seconde Guerre mondiale, on trouve en effet des traits d’une écriture au féminin. Certes, plusieurs différences existent entre la Vie d’une famille juive d’Edith Stein et Le diable en France de Feuchtwanger. Ainsi il recourt, plus qu’Edith Stein au « voile léger de l’humour » pour décrire ce qu’il a vécu. Il interprète de plus le sort des détenus comme une actualisation de l’histoire des Hébreux, et son texte contient plusieurs citations de la Bible. Ce qui n’est pas le cas chez Edith Stein. Mais ces différences n’empêchent pas que les deux auteurs mettent  l’accent prioritaire sur les êtres humains, sur les personnes qu’ils ont rencontrées. Feuchtwanger s’intéresse aux caractères et à la physionomie de ses camarades d’infortune et porte, comme Edith Stein,  un  regard bienveillant sur eux. Un  regard qui reflète du reste les traditions culturelles et religieuses dans lesquelles ils ont grandi tous les deux : le néo-humanisme allemand de Goethe et de Schiller et le judaïsme qui enseigne que l’homme fut créé à l’image de Dieu.

En décrivant les difficiles conditions de vie dans les camps d’internement,  Feuchtwanger évite ainsi d’étaler les défauts et laideurs dont il est témoin. Lorsqu’il se sent obligé de rapporter des comportements désagréables ou lâches, des situations qui lui inspirent « un sentiment de dégoût, de tristesse, de révolte, de plus profonde humiliation »[54], il ne s’y attarde pas. Aussitôt il cherche à les atténuer, à les rendre moins répugnants  en ajoutant des remarques plus conciliantes. Quand il déplore, par exemple, qu’il y avait, au camp de San Nicola  près de Nîmes,  « des gens qui ne connaissaient qu’une seule crainte, celle que le camp puisse être dissout et qu’ils soient relâchés », il regrette dans la phrase suivantes la violence de son propos. « Veuillez excuser, lecteur, mon emportement » écrit-il en promettant de « parler de choses plus réjouissantes », à savoir de Bernhard Wolf, l’« homme le plus agréable parmi tous les occupants de notre tente »[55].  

Le portrait des soldats de la Légion étrangère que Feuchtwanger côtoyait dans le camp « Les Milles » près d’Aix-en-Provence confirme ce procédé. Il constate certes qu’ils étaient « avides d’argent », mais écrit aussi qu’ils « étaient également vaillants et, à leur manière, honnêtes ». Pour résumer leur manière d’être il rappelle qu’ils étaient « bigarrés comme les multiples décorations que la République avait attachées à leurs poitrines »[56]. Somme toute Feuchtwanger dit avoir « toujours envie de parler de la multitude des visages et des âmes différentes que l’on rencontrait dans le camp »[57]. Son intérêt pour les personnes concrètes avec leurs caractères spécifiques – il parle en effet « des âmes différentes  » – permet à mon avis de parler d’une écriture au féminin selon la définition steinienne de la féminité. D’autant plus qu’il porte un regard plein d’empathie et de bienveillance sur elles. 

Ce constat n’invalide-t-il pas l’hypothèse d’une écriture au féminin ?  Cela n’est pas le cas. En anticipant les discussions de nos jours relatives aux questions de « genre », Edith Stein a vu que l’être humain n’est pas déterminé par son sexe biologique. Féminin ne veut pas dire nécessairement appartenir à ou  être produit par une femme. Le sexe biologique d’un.e auteur.e n’est pas constitutif du regard (féminin/ masculin – ou les deux) qu’une personne,  homme ou femme, porte sur le monde et les êtres humains. En effet Edith Stein écrit: « aucune femme n’est uniquement femme », car « chacune a ses dispositions et  particularités individuelles au même titre que l’homme ». Elle indique en outre que les dispositions d’un être humain  – qu’il soit femme ou homme – peuvent en principe se diriger vers (hinweisen) tous les domaines. Et elle en tire la  conclusion qu’ « il n’y a aucun métier qui ne puisse être exercé par une femme »[58]. Nous pouvons ainsi ajouter qu’il est tout à fait possible qu’un homme choisisse une forme d’expression que l’on peut qualifier de féminine.  

En guise de conclusion rappelons qu’ « Edith Stein et la Première guerre mondiale »  mérite l’attention pour plusieurs raisons. Les remarques à ce sujet constituent un précieux document sur la vie et la mort en temps de guerre, elles illustrent la situation des femmes et des Juifs en Allemagne, éclairent la personnalité d’Edith Stein et montrent en quel sens on peut parler d’une écriture au féminin.  


[1] Son ouvrage majeur Etre fini et être éternel  réunit deux approches philosophiques qui paraissent difficile à concilier, à savoir la pensée médiévale scolastique de Thomas d’Aquin et la phénoménologie du début XXe siècle.

[2]Aus dem Leben einer jüdischen Familie, in Edith Stein Gesamtausgabe ESGA 1, Fribourg/Br., Bâle, Vienne, 2002, cité d’après la traduction de Cécile et Jacqueline Rastoin, Edith Stein (1891-1942), Vie d’une famille juive, Ad Solem, Les Editions du Cerf, Les Editions du Carmel, 2008. 

[3] Les titres des chapitres furent rajoutés par les premiers éditeurs du livre, Lucy Gelber et Romaeus Leuven : VII. Von den Studienjahren in Göttingen (Ah! ce cher Göttingen !), VIII. Aus dem Lazarettdienst in Mährisch-Weisskirchen (Infirmière à la Croix-Rouge),  IX. Von Begegnungen und inneren Entscheidungen (Recontres décicives)  X. Vom Rigorosum in Freiburg (La couronne de laurier).

[4] Vie d’une famille juive, p. 391.

[5]Edmund Husserl. Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewuβtseins,  in Jahrbuch für reine Phänomenologie und phänomenologische Philosophie n° 9 (Halle 1928, p.367-490)Heidegger mentionne Edith Stein dans l’introduction, mais  n’indique pas que son apport fut essentiel. Elle a également mis en forme le deuxième volume des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, publié à titre posthume. 

[6] Par exemple Fritz Kaufmann,  Hans Lipps,  Jean Hering, Rudolf Clemens, le frère d’Erika Gothe ou les frères de Suse Mugdan.

[7] Vie d’une famille juive, p. 391.

[8] Ibid., p. 400.

[9] Il partit à la guerre comme volontaire en 1914, à l’âge de 17 ans. Le second fils de Husserl, Gerhart, fut blessé au printemps 1917.

[10] Vie d’une famille juive, p. 399.

[11] Ibid., p. 479. En note en bas de page Cécile Rastoin donne quelques précisions sur Hans Lipps (1882-1941) : « Comme Edith Stein le raconte, il a passé deux doctorats, en médecine et en philosophie. Il est maître de conférences en philosophie des mathématiques à Göttingen, et de temps en temps médecin sur mer. Il sera plus tard professeur à Francfort-sur-le-Main. Ami intime d’Edith, qui aurait envisagé de se marier avec lui, il est souvent mentionné dans sa correspondance. Marié en 1926, et veuf en 1932, il proposera à Edith de l’épouser mais elle déclinera cette offre, tout en lui gardant son amitié ».

[12] Edith Stein, Correspondance I (1917-1933), introduction, traduction et annotations  par Cécile Rastoin, Ad Solem, Les Editions du cerf, Editions du Carmel, 2009, p. 11. A juste titre Cécile Rastoin remarque dans son introduction qu’ « Edith Stein ressent intensément le besoin de s’engager pour sauver l’Allemagne, et l’Europe avec elle, du chaos politique et du suicide collectif qu’entraîna la Première Guerre mondiale. Ibid.

[13]Vie d’une famille juive p. 382.

[14] Ibid.,  p. 384. 

[15] L’enthousiasme est stimulé par le discours de Guillaume II du 6 août qui affirme que « l’ennemi nous attaque en pleine paix ». Les socio-démocrates, plus réticents au début, adhèrent rapidement au patriotisme général. 

[16]  Vie d’une famille juive, p. 387.

[17] Ibid.,  p. 390.

[18] Ibid. Citation reprise par Didier-Marie Golay, Edith Stein. Devant Dieu pour tous. Vie et message de Edith Stein, Les Editions du cerf, 2009,  p. 76.

[19] Zum Problem der Einfühlung, Edith-Stein-Karmel Tübingen, Kaffke Munich; 1980, éditon en facsimilé de l’édition originale de 1917, Halle, p. 37;  citation reprise par Christian Feldmann, Edith Stein, rororo, Rowohlt Taschenbuchverlag, Reinbeck bei Hamburg, 2004, p. 24.

[20] Gerhard Jochem, „Jüdische Nürnberger im Ersten Weltkrieg“, in Michael Diefenbacher, 

Ulrike Swoboda und Steven M. Zahlaus (dir.), Der Sprung ins Dunkle. Die Region Nürnberg im 1. Weltkrieg. Begleitband zu den Ausstellungen des Stadtarchivs Nürnberg, des Stadtarchivs Erlangen, des Universitätsarchivs Erlangen-Nürnberg und des Stadtmuseums Fürth, 2014, p. 965-966. Susanne Batzdorff, la nièce d’Edith Stein, rappelle que plusieurs organisations juives ont publié des preuves que les juifs allemands ont participé à la guerre autant, sinon plus que la population dans son ensemble. Edith Stein – meine Tante. Das jüdische Erbe einer katholischen Heiligen, Würzburg, Echter, 2000, p.33.

[21] Vie d’une famille juive, p. 391. 

[22] Il « resta à ce poste jusqu’à la fin de la guerre ». Ibid.,  p. 495. Quant à Hans Biberstein, le futur mari de sa sœur Erna, Edith Stein le décrit comme un « ardent patriote ».  Ibid., p. 151. Sophie Binggeli souligne également le patriotisme de la famille Stein et rappelle l’incompréhension de la mère d’Edith lorsqu’en 1933 sa ‘germanité’ (Deutschtum) fut remise en question. Le féminisme chez Edith Stein, Collège des Bernardins, Parole et Silence, Paris 2009, p. 48.

[23] Yvonne Kniebiehler, « Les anges blancs : naissance difficile d’une profession féminine », dans Evelyne Morin-Rotureau (dir.), Combats de femmes 1914-1918. Les Françaises, piliers de l’effort de guerre, Editions Autrement, Collection L’atelier d’histoire, 2014 (première édition 2004). p. 51.

[24] Vie d’une famille juive, p.433 ; citation reprise par Didier-Marie Golay, op. cit., p.81.

[25] Vie d’une famille juive, p.417-418.  

[26] Ibid., p. 426-427. 

[27] Ibid., p. 466.

[28] Ibid., p. 423-424. 

[29]Ibid., p. 441.

[30] Ibid.

[31] Edith Stein choisit l’empathie (Einfühlung) pour la raison suivante : « Husserl avait dit qu’un monde extérieur objectif ne pouvait être appréhendé qu’intersubjectivement, c’est-à-dire par une pluralité d’individus connaissants, communiquant les uns avec les autres. Pour ce faire, une expérience des autres individus était donc préalablement requise. Husserl appelait cette expérience Einfühlung en lien avec les travaux de Theodor Lipps, mais il n’explicitait pas en quoi elle consistait. C’était donc une lacune à combler : je voulais explorer ce qu’était l’Einfühlung. » Vie  d’une famille juive, p. 351.

[32] Ibid., p. 436.  

[33] Les  « Slovaques et Ruthènes, que l’on avait arrachés à leurs paisibles villages pour les envoyer au front » font pitié à Edith : « Que savaient-ils de la destinée du Reich allemand et de la monarchie des Habsbourg ? Maintenant, ils gisaient là et souffraient sans savoir pourquoi. » Ibid., 434.

[34] Edith Stein donne un exemple précis : « Je dus un jour transporter dans un autre lit un malade inconscient et très lourd, afin de refaire son lit. Je pouvais habituellement porter toute seule jusqu’au lit voisin les patients conscients et relativement légers. […] Mais, dans ce cas-là, ce n’était pas possible. Comme aucune infirmière ne se trouvait à proximité, je demandai à un jeune Allemand de Bohême de m’aider. […] Il était toujours aussi aimable qu’un enfant et m’était très dévoué. « Schwester, dit-il, maintenant embarrassé, j’aurais aimé le faire pour vous. Mais je ne peux pas, cela me dégoûte trop ». Alors un Tchèque vint aider Edith Stein en disant : « Cela ne m’est pas facile non plus, dit-il, mais on se doit d’aider un homme malade ».  Ibid., p. 435.

[35] Ibid.,  p. 421.  Elle ajoute que  « lorsque sur la route nous demandions en allemand notre chemin à quelqu’un, nous n’obtenions pas de réponse ».

[36] « La philosophie existentiale de Martin Heidegger », in Phénoménologie et philosophie chrétienne, traduit de l’allemand par Philibert Secrétan, Les Editions du Cerf, Paris1987, p.101.

[37] Vie d’une famille juive, p. 439-440. La prière notée sur un bout de papier constitue, même sans être exaucée,  un élément essentiel sur le chemin d’Edith Stein vers son entrée dans l’Eglise catholique. Le baptême eut lieu le 1er janvier 1922  à l’église paroissiale de Bergzabern.

[38] Ce désir profond se confirme in fine dans son entrée au Carmel le 13 octobre 1933.  

[39] Vie d’une famille juive, p.228. 

[40] Leur impact concret sur sa pensée sera analysé à un autre endroit.

[41] Vie d’une famille juive, op. cit., p. 229. Comme étudiante Edith Stein adhérait à l’Association prussienne pour le vote féminin (Preuβischer Verein für Frauenstimmrecht) fondée en 1902. Par la suite elle entend « aborder la deuxième  ‘phase’ du féminisme », c’est-à-dire « non seulement la conquête de l’égalité mais la réflexion sur la spécificité féminine ». Cf. Cécile Rastoin, Edith Stein (1891-1942). Enquête à la source, Les Editions du Cerf, 2007, p. 19.

[42] In Jahrbuch für reine Phänomenologie und phänomenologische Philosophie n° 9, Halle 1928, p .367-490.

[43] Ses tentatives d’habilitation – à Göttingen en 1919, à Fribourg, Hambourg et Breslau en 1931 – n’ont pas abouti sans que les travaux déposés n’aient été examinés.

[44] Vie d’une famille juive, p. 500. 

[45] Ibid., p. 499. 

[46] Pour comprendre les différents aspects de la féminité telle qu’Edith Stein la perçoit, je renvoie au livre de Sophie Binggeli Le féminisme chez Edith Stein, Collège des Bernardins, Parole et Silence, Paris 2009.

[47] Cf. Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung, „Das Besondere der Frauendichtung“,  Jahrbuch 1957, p. 44 sq. 

[48] Das Ethos der Frauenberufe, contribution d’Edith Stein  à la « Conférence d’automne de l’Association des universitaires catholiques » (Herbsttagung des Katholischen Akademikerverbandes), ESGA 13, Die Frau, Fragestellungen und Reflexionen, introduction par Sophie Binggeli, revu par Maria Amata Neyer, OCD, avec la collaboration scientifique de Hanna-Barbara Gerl-Falkovitz,  Herder, Fribourg/B, Bâle, Vienne, 2005, p.18-19. 

[49] Ibid. p.19.

[50] « De l’esprit des femmes », Humain, trop humain, deuxième volume § 272.  Friedrich Nietzsche, Kritische Studienausgabe en quinze volumes éditée par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1980/ Berlin/ New York, Walter de Gruyter 1967-1977 KSA, II, 494. Voir aussi Angelika Schober, « Le pouvoir au féminin chez Nietzsche », in Aline Le Berre, Angelika Schober et Florent Gabaude (dir.),  Le pouvoir au féminin/ Spielräume weiblicher Macht. Identités, représentations et stéréotypes dans l’espace germanique, Presses Universitaires de Limoges,  2013, p. 57-68.

[51] Das Ethos der Frauenberufe, ESGA 13, p. 22.

[52] Ibid.

[53] Josef Goebbels, le ministre de la propagande considérait Feuchtwanger comme   « l’ennemi numéro un de l’Allemagne ».

[54] Lion Feuchtwanger, Der Teufel in Frankreich. Erlebnisse, Tagebuch 1940, Briefe, Berlin, Aufbau Taschenbuch Verlag, 2000, p. 57. 

[55] Ibid., Tagebuch,  p. 234. 

[56] Ibid., Der Teufel in Frankreich, p. 88. 

[57] Ibid., p. 66.  Pour plus de détails voir Angelika Schober, « Humour et humanisme chez Lion Feuchtwanger », dans Daniel Azuelos (dir.) Lion Feuchtwanger und die deutschsprachigen Emigranten in Frankreich von 1933 bis 1941/ Lion Feuchtwanger et les exilés de langue allemande en France de 1933 à 1941Jahrbuch für Internationale Germanistik, Reihe A – Band 76,  Peter Lang, Bern 2006, p. 225-235. 

[58] Das Ethos der Frauenberufe, ESGA 13, p. 22.

 

Angelika Schober is Professsor at Université de Limoges, conducting research with EHIC (EA 1087, Espaces Humains et Interactions Culturelles), and specialist of the History of Ideas, German culture, interculturality, religion, text and image, Friedrich Nietzsche, Edith Stein, and  her research is associated with Université de Limoges, EHIC. She recently published Geocritique de Nietzsche; France, Allemagne, Europe et au-dèla (Paris: L’Harmattan, 2019).