“Hymne pour une jeunesse au funeste destin” et autres poèmes

ROLAND BOUYSSOU
Wilfred Owen traduit par Roland Bouyssou

Hymne pour une jeunesse au funeste destin

Quel glas des agonisants° pour ceux-ci, abattus comme du bétail?
        — Seule, la canonnade monstrueuse et rageuse.
        Seule la fusillade bégayante, crépitante,
Peut marmotter en toute hâte leurs oraisons.

Point de mascarade en ce moment pour eux ; ni cloches ni 
    [prières;         
        Point de voix endeuillées, rien que les chœurs,
        Les chœurs déments, stridents, des obus gémissants,
Et les clairons qui les appellent du fond de provinces attristées.

Quels cierges tenir en signe d'au revoir à leur multitude?
        Non point dans la main de garçons, mais dans leurs yeux
Brilleront les pieuses lueurs des adieux.
        La pâleur du front des jeunes filles sera leur poêle, 
La tendresse de cœurs fermes dans la détresse leur gerbe de fleurs,
Et chaque lent crépuscule un store qu'on abaisse.°°

Étrange rencontre

On aurait dit qu’à l’écart des combats,
 Je descendais dans les profondeurs d'un morne tunnel
 Jadis excavé dans des granits
Que des Titans en guerre avaient burinés.

Et là, cependant, accablés, gémissaient des dormeurs
Trop enfoncés dans leurs pensées ou la mor
Pour qu'il fût possible de les tirer de leur torpeur.
Comme je scrutais ces corps, voici que l'un d'eux, le regard
Stupéfait, figé, de celui qui voit, apitoyé, une vieille connaissance, 
      [se  dresse
 En levant, comme pour bénir, des mains accablées de détresse.
À son sourire j'ai su quelle était cette lugubre demeure,
À son sourire mort j'ai su que nous étions en Enfer.

Des souffrances sans nombre marbraient ce visage de fantasme.
Toutefois, pas une goutte de sang ne filtrait jusqu'ici-bas,
Pas un seul canon ne tonnait, ne gémissait par les cheminées.
« Étrange ami, dis-je, il n'y a ici aucune raison de se lamenter. »
— « Aucune, dit cet inconnu, sauf sur l'avenir avorté,
 La désespérance. Ton espoir, quel qu'il soit,
C’était aussi ma vie; j'étais un chasseur fougueux
À la poursuite de la plus fougueuse des beautés au monde,
Qui ne repose ni dans un calme regard ni dans une tresse de cheveux,

Mais qui se moque du cours mesuré des jours;
De plus, si elle se désole, sa désolation est plus féconde qu'en ce 
    [séjour.
En effet, de mon allégresse le rire de beaucoup aurait pu se nourrir,
Et de mes pleurs quelque chose qui maintenant doit mourir
Aurait survécu. Je veux dire la vérité qu'on tait,
La grande misère de la guerre°, la misère que la guerre a sécrétée.
 Désormais, les hommes marcheront, satisfaits de notre butin,
Ou, insatisfaits, bouillonneront d'une rage sanguinaire, et
     [leurs débordements les perdront.

Ils seront vifs, d'une vivacité de tigresse.
Pas un seul ne quittera les rangs, bien que les nations s'écartent 
    [du chemin du progrès
À moi était le courage, et mien le mystère,°°
À moi était la sagesse, et mienne la maîtrise,
Pour éviter la marche de ce monde qui bat en retraite
En vain dans des citadelles sans remparts.
 Et après que des flots de sang auraient eu englué les roues de 
    [leurs chars,
Je les aurais lavées avec l'eau bienfaisante de puits d'où je 
    [serais remonté,
 Et même avec des vérités qui reposent trop profondément pour 
     [être impures.
J'aurais épanché mon esprit°°° sans lésiner,
Mais non par des blessures, non pas sur le cloaque de la guerre.
Des fronts sans blessures ont versé du sang.°°°°

Mon ami, je suis l'ennemi que tu as tué.
Je t'ai reconnu dans cette obscurité
À ce regard crispé qui hier m'a transpercé
Quand tu plantais ton fer et me tuais. J'ai cherché une parade,
 Mais les mains étaient hésitantes et froides.
Et maintenant, dormons... »

Fête des adieux

Par les sentiers secrets qu'envahit la pénombre
Ils gagnent en chantant le hangar de la voie de garage,
Et s'alignent le long du train, le visage empreint d'une sinistre gaieté.

Un semis de rameaux et de couronnes pare leur poitrine d'un 
     [plastron blanc,
Comme celle d’hommes, — morts.°

Apathiques, des porteurs les observent; insouciant, un clochard
Debout, braque dans le vide un regard de statue,
Regrettant de ne plus rencontrer ces hommes du camp 
    [sur la hauteur.

Puis, impassibles, des signaux acquiescent d'un hochement, et 
     [une lanterne
Fait un clin d'œil au chef de train.

Ainsi, en secret, comme un méfait qu'on n'ébruite pas, ils partent.
 Ils ne sont pas des nôtres;
On n'a jamais su sur quel front on les a envoyés,

Si, là-bas, ils se moquent déjà de ce que les femmes ont voulu dire
En leur donnant des fleurs.

Reviendront-ils jamais, salués par de grands carillons,
Par trains entiers, débordants d'exubérance?
Un petit nombre, petit, trop petit pour des ovations et 
    [des fanfares,
Furtivement, en silence, reviendra peut-être
À la fontaine du village
En gravissant des sentiers à demi-oubliés.

Notes du traducteur

Hymne pour une jeunesse au funeste destin 
Ce poème a été écrit au cours des mois de septembre et d’octobre 1917 à Craiglockhart où Wilfred Owen a bénéficié des critiques de Siegfried Sassoon.
° Allusion à une vieille tradition: la cloche de l’église du village sonnait le glas de l’agonie pour que les prières des paroissiens secourent le mourant. On sonnait autant de coups que d’années d’âge.
°° Les stores des fenêtres étaient baissés dès que le mourant avait rendu le dernier souffle. Le corps, entouré de cierges, recouvert d’un poêle et de fleurs, reposait dans le salon où parents et amis venaient s’incliner.

Étrange rencontre
Ce poème a été écrit à Ripon entre les mois de janvier et de mars 1918.
° Wilfred Owen reprendra cette expression dans son projet de préface aux poèmes.
°° Construction qui rappelle cette phrase biblique: « À moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai. » (Rom. 12/19).
°°° Allusion à Joël 2/28: « Après cela, j’épancherai mon Esprit sur toute chair. »
°°°° Allusion à la sueur de sang du Christ. Luc 22/44.

Fête des adieux
° Des femmes enthousiastes mettaient des colliers de fleurs autour du cou de soldats sur le départ ; et lors d’un décès on déposait des fleurs sur la poitrine du défunt.
La première esquisse, intitulée Départ de Troupes, date du mois d’avril ou de mai 1918. La version définitive a été rédigée à Scarborough au mois de juillet de la même année.